Jazz et électronique : les alchimistes sonores de Berlin et Londres

21/10/2025

Le contexte : deux capitales, une effervescence (différente)

Londres : laboratoire transgénérationnel où le jazz fricote avec le broken beat, l’afro-futurisme et le dub. Depuis la fin des années 2010, la galaxie des jam sessions de Dalston se frotte à la club culture — pensez à Total Refreshment Centre, Church of Sound ou Boiler Room.

Berlin : la ville de l’Atonal et de la CTM, du Berghain et d’une scène improv’ qui flirte sans retenue avec l’expérimentation électronique depuis les années 90. Ici, les musiciens se jouent des identités fixes, à l’image d’un Max Andrzejewski, électro-jazzman caméléon, et d’artistes issus de l’underground noise ou des réseaux DIY.

Jazztronica londonienne : la ruche bouillonnante

1. Kamaal Williams (Henry Wu) : le jazz breakbeat en mode club

Impossible d’évoquer le renouveau jazz-électronique sans Kamaal Williams. Ancien membre de Yussef Kamaal (dont le fameux “Black Focus”, Brownswood, 2016, fait office de manifeste), Williams infuse ses claviers vintage d’un groove digne des dancefloors. Sa musique se nourrit autant du broken beat post-UK garage que du jazz-funk sophistiqué (voir The Guardian).

  • Chiffre-clé : “Black Focus” s’est vendu à plus de 30 000 exemplaires vinyles selon City Slang, un score rare pour du jazz contemporain, porté par la scène clubs.
  • Anectode : Williams privilégie un format live proche du bœuf, improvisant sur des grooves électroniques.

2. Moses Boyd : hybrides et machines en fusion

Batteur-compositeur, Moses Boyd saute les barricades des styles : house, grime, electronics, jazz — tout y passe dans l’album “Dark Matter” (Pitchfork). Avec ses pads électroniques, sa production ample et ses rythmiques syncopées, Boyd a transporté la UK jazz explosion jusqu’aux clubs techno (Nuits Sonores, We Out Here).

  • Chiffre : Nommé aux Mercury Prize 2020, playlisté sur BBC Radio 1, pionnier pour amener le jazz sur les chaînes mainstream.

3. Emma-Jean Thackray : chef d’orchestre halluciné

Productrice au casque, trompettiste, DJ, Thackray multiplie les identités. “Yellow” (2021) flirte avec la house et la spiritualité jazz : arrangements luxuriants, basses lo-fi, interludes cosmiques — la Londonienne n’hésite pas à balancer ses enregistrements sur Ableton Live. Ses concerts ressemblent parfois à un rituel électronique : boucles, pédales d’effets, chœurs samplés.

Elle incarne bien cette génération pour qui l’ordinateur, le synthé et le séquenceur ne sont pas des gadgets mais de véritables instruments à improviser.

4. Shabaka Hutchings et ses satellites

Figure de proue avec Sons of Kemet ou The Comet Is Coming, Shabaka fait dialoguer jazz modal, dubstep, trance et électro turbulente. Avec The Comet Is Coming (voir “Trust In The Lifeforce Of The Deep Mystery”, 2019), lui et ses acolytes Danalogue (synthés analogiques) et Betamax (batterie) pulvérisent les frontières — leurs lives sont aussi imprévisibles qu’une rave sous LSD.

  • Anectode : Leur session Tiny Desk (NPR) commence par des sons de machines trafiquées en direct, à la limite de l’ambient noise.

Berlin : le post-jazz, laboratoire techno-improv’

1. Andromeda Mega Express Orchestra : big band mutant

Collectif berlinois mené par Daniel Glatzel, AMEO dynamite les codes de la grande formation. Sur scène : clarinette, électronique live, cuivres, séquençage. L’album “Vula” (Alien Transistor) illustre ce mariage entre soundscapes électroniques, timbres jazz, et énergie brute.

  • Fait marquant : En 2017, ils reprennent Sun Ra... version synthwave psychédélique, imitant les vieux synthés analogiques de Tangerine Dream.

2. Max Andrzejewski : l’alchimiste polymorphe

Batteur et chef d’orchestre déviant (Hütte, Open Society), Max Andrzejewski s’épanouit à la croisée des DIY-bands jazz et de l’électronique bruitiste. S’il affectionne autant la batterie jazz que les samples déglingués, c’est en live qu’il révèle tout : pads, drum machines, field recordings, glitch — écoutez “Open Society” (WhyPlayJazz, 2022).

  • Chiffre : En 2021, Andrzejewski a été nommé aux German Jazz Awards, preuve que l’expérimentation n’est plus synonyme de marginalité.

3. Nonkeen (Nils Frahm & Friends) : la poésie électro-jazz

Nonkeen réunit le pianiste Nils Frahm, Sebastian Singwald, et Frederic Gmeiner pour une musique de traversée : entre boucles, improvisations, textures electronics et structure jazz. Le trio enregistre sur bande magnétique, sample ses propres erreurs, superpose le jazz pianistique et beats électroniques (voir “Oddments of the Gamble”, R&S, 2016).

  • Anecdote : Leur track "Chasing God Through Palmyra" est née d’une jam impromptue sur une boîte à rythmes Volca Boss, dans un studio surchauffé de Kreuzberg.

4. Moritz von Oswald et Jazzanova : techno meets jazz

Si Berlin reste un temple pour la techno, certains architectes du genre construisent des ponts raffinés avec le jazz. Moritz von Oswald, pionnier des rythmes dub-techno (Basic Channel), collabore depuis les années 2010 avec le percussionniste Vladislav Delay, reproduisant en live les tensions du dub et des motifs jazz. De leur côté, Jazzanova, collectif fondé dans les 90’s, infusent nu-jazz, broken beat, et électronique, signant sur Sonar Kollektiv.

  • Fait : Jazzanova a remixé Gilles Peterson, Menagerie ou Incognito — figures tutélaires du jazz house.

Collaborations transfrontalières et écosystèmes

Entre Berlin et Londres, les musiciens circulent — souvent d’un gig à l’autre, parfois au sein de projets collectifs hybrides :

  • Le pianiste berlinois Gregor Schwellenbach (issu du label Kompakt, Cologne) participe à la Red Bull Music Academy London, où il collabore avec la chanteuse Moses Sumney et le producteur Floating Points.
  • En 2019, Boiler Room organise à Berlin la rencontre du synthétiste Danalogue (The Comet Is Coming) et de la batteuse berlinoise Andrea Parkins pour un set mi-jazz, mi-modulaire.
  • Le collectif We Out Here London, festival initié par Gilles Peterson, accueille chaque année DJ berlinois et formations nu jazz allemandes sur scène (voir programmation 2022-2023 sur le site officiel).

Ces échanges illustrent une circulation perpétuelle : ce n'est pas une fusion à sens unique, mais un dialogue où chaque ville module sa matière sonore, son rapport à la machine, au collectif, à l’imprévu.

Techniques et innovations : Beats, field recordings & jam connectées

Quelques procédés technologiques au cœur de ces scènes hybrides :

  • Synthés modulaires : omniprésents, ils servent autant à générer des textures abstraites (à la The Comet Is Coming) qu’à déclencher des séquences rythmiques (Jazzanova live band).
  • Pads et triggers : Moses Boyd les utilise non seulement pour déclencher des samples, mais pour traiter sa batterie en temps réel (Effet Pitch-Down, Delay, Looper).
  • Field recordings : Nils Frahm intègre des sons enregistrés lors des balances ou backstage, déformant le réel pour y injecter une dimension presque cinématographique.
  • Logiciels de production : Emma-Jean Thackray compose sur Ableton, superposant couches électro, samples, et cuivres live, une méthode de studio qui déteint désormais dans ses gigs.

Toutes ces pratiques témoignent d’une volonté partagée : abolir la frontière “live vs studio”, et offrir au public des concerts où la machine fait intégralement partie de la dynamique de groupe — et non pas un gadget plaqué sur le “vrai” jazz.

Scènes, espaces et labels : où écouter ces aventures sonores ?

  • À Londres : Total Refreshment Centre (fief du jazz hybride, rénové en 2022), Church of Sound, XOYO (nu jazz & groove)
  • À Berlin : Berghain Kantine (programmations décalées), Atonal Festival (expérimental, electronics), J.A.W Family (série nomade de concerts jazztronica)
  • Labels prescripteurs : Brownswood (Londres), Whypayjazz (Berlin), Sonar Kollektiv, Alien Transistor

Radio, livestream, vinyle ou cassette : la documentation de ces scènes foisonne, entre Boiler Room, NTS Radio (Londres), Cashmere Radio (Berlin). Cela souligne une circulation quasi permanente entre le club, la radio, le label et le dancefloor.

Pistes sonores pour prolonger le voyage

  • Écouter “Black Focus” (Yussef Kamaal) — chef d’œuvre du broken jazz british
  • Plonger dans “Oddments of the Gamble” (Nonkeen) — entre ambient, improvisation et groove
  • Découvrir les live sessions Total Refreshment Centre (YouTube) pour le meilleur du jazz-électro londonien
  • Explorer la série “J.A.W Family” sur Bandcamp pour la facette berlinoise

Un jazz augmenté, un avenir en sons mutants

Berlin et Londres ne font pas que croiser jazz et électronique : elles révèlent la vitalité d’une musique qui se réinvente sans relâche, insaisissable, à la frontière du club et du concert. Les artistes cités — et tant d’autres non mentionnés, faute de place — montrent que, loin des académismes frileux, le jazz d’aujourd’hui n’a plus peur de perdre ses contours pour mieux gagner en puissance créative. Et c’est peut-être là que réside la vraie aventure sonore : dans ces terrains inexplorés où la machine n’a rien d’un ennemi, mais devient le complice le plus imprévisible du jazz.

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