Londres : le creuset du jazz moderne et laboratoire d’une scène en perpétuelle ébullition

06/10/2025

Révolutions en sous-sol : quand la capitale anglaise bouscule l’histoire du jazz

Londres. Capitale mondiale de l’innovation culturelle, melting-pot infini… et, depuis le début des années 2010, épicentre d’un big bang jazz qui défie l’étiquette, pulvérise les frontières stylistiques et attire à lui les regards des curieux du monde entier. Si New York a longtemps incarné le standard de la modernité jazz, Londres s’est imposée comme le véritable “laboratoire” du jazz moderne. Mais pourquoi ici, et pourquoi maintenant ? Pour comprendre, il faut plonger dans les strates sociales, les nuits moites des clubs, les cuisines métissées des quartiers périphériques et l’énergie brute d’une génération qui sait d’où elle vient et où elle veut aller, quitte à déranger.

Le jazz à Londres : une vieille histoire, une nouvelle dynamique

Dire que Londres “découvre” le jazz serait une fable. Dès les années 1920, la ville vibre déjà au son des premiers ensembles afro-américains. Ronnie Scott ouvre son club éponyme en 1959, temple incontournable : tout le gotha du jazz international y passera. Pourtant, jusqu’aux années 2000, la capitale souffre d’une image de “petite sœur sage”, bien loin de l’audace new-yorkaise. Et puis, tout change.

  • Années 2010: Émergence d’une génération décomplexée – Moses Boyd, Shabaka Hutchings, Nubya Garcia, Theon Cross, Soweto Kinch, pour ne citer qu’eux – qui refuse le revivalisme stérile.
  • Multiplication de niches: Du jazz afro-caribéen, broken beat, grime, cosmic jazz, jusqu’au rock psyché et à l’électro, Londres fait feu de tout bois.
  • Explosion de collectifs : We Out Here, Total Refreshment Centre, Steam Down, Jazz re:freshed… ces noms brillent par leur rayonnement et leur capacité à fédérer.

Entre 2018 et 2023, plus de 120 albums de jazz moderne produits à Londres ont été répertoriés par Bandcamp, soit le double de la décennie précédente (source : Bandcamp Daily, 2023).

Londres, une ville-monde : l’héritage des diasporas et des luttes

Impossible de parler du jazz londonien sans évoquer sa matière première : un entrecroisement de récits migratoires, de cultures populaires et d’utopies DIY. Car le jazz d’ici n’est pas seulement une affaire d’école ou de conservatoire, mais de luttes et d’ancrages.

  • Back to the Caribbean : Les grandes migrations afro-caribéennes (Windrush, années 50-60) ont laissé une empreinte indélébile. C’est une scène nourrie au reggae, au dub, à la calypso, au grime, qui pulse dans le cœur du jazz londonien.
  • Les écoles publiques et communautaires : Tomorrows Warriors, fondé par Gary Crosby et Janine Irons en 1991, a été le berceau de nombreux artistes incontournables (*Nubya Garcia, Ezra Collective, Binker Golding*...). Près de 5000 jeunes musiciens issus de minorités y ont été formés depuis 30 ans.
  • Cursus mixtes : Beaucoup d’artistes sont autodidactes, combinant influences rap, punk, musique classique. Ici, “on ne transmet pas la tradition, on la cuisine” (sic Soweto Kinch, Jazzwise, 2018).

Du club à la rue : l’importance de l’underground

Au cœur de l’alchimie londonienne, on retrouve la vitalité des clubs mais aussi des espaces alternatifs, illégaux parfois : Total Refreshment Centre (TRC), Steam Down, Church Of Sound, Dalston's Brilliant Corners, etc. Ces lieux, plus que de simples scènes, sont des laboratoires sonores, où le public est souvent partie prenante, debout, dansant, vibrant littéralement avec les musiciens.

  • Total Refreshment Centre (TRC) : Ancien entrepôt d’Hackney, devenu en 2014 épicentre de la créativité : ateliers, concerts, enregistrements. PIAS, le label indépendant, y a investi pour éditer plusieurs compilations révélant les nouveaux talents.
  • Jazz re:freshed : Fête hebdomadaire, incubateur de talents, label désormais international (Jazz re:freshed Outernational, présent à SXSW, Afropunk NYC, etc.).
  • Steam Down : Jam sessions à Lewisham, véritable “rituel” collectif chaque mercredi : jusqu’à 300 personnes entassées – musiciens et public – créant une transe collective. C’est là qu’ont émergé Nubya Garcia, Sheila Maurice-Grey, ou encore Ahnansé.

Le club n’est plus un sanctuaire silencieux mais une plateforme de célébration, d’expérimentation et de prise de parole : 68% du public des sessions jazz de l’est londonien a moins de 35 ans (The Guardian, 2020). Bien loin de l’image figée du jazz de papas.

Une esthétique sonore syncrétique

Ce qui frappe d’emblée, c’est la capacité des musiciens londoniens à hybrider toutes les influences à portée d’oreille : une esthétique du collage plus que de la pureté, du groove plus que du solo démonstratif.

  • Afrobeat (Shabaka and The Ancestors), rhythm’n’blues anglais (Oscar Jerome), hip-hop downtown (Alpha Mist), broken beat (Yussef Dayes), punk jazz (Black Midi) ou même footwork et jungle (Moses Boyd). La liste est déjà sans fin.
  • Une identité sonore qui s’assume lo-fi : productions souvent organiques, captées en club ou dans des studios de fortune. L’album “We Out Here” (Brownwood Recordings, 2018) en est un manifeste esthétique.
  • Usage de la technologie : beatmaking, samples, synthés analogiques ou traitements d’effets live (voir “Dark Matter” de Moses Boyd, 2020).

Cette esthétique du “mashup” résonne bien avec la philosophie portée par les clubs locaux : “Improviser, c’est prendre la température de la rue, pas seulement celle du conservatoire” (Shabaka Hutchings, entretien pour BBC Radio 6, 2019).

Le collectif et la transmission : clés de voûte d’une scène

L’une des singularités fondamentales de Londres : le jeu en commun, la logique d’entraide. Ici, pas de “lone genius”, mais une arche de collectifs dont l’énergie irrigue toute la scène.

  • We Out Here : Plus qu’une compilation culte produite par Gilles Peterson (2018), c’est un manifeste collectif, une scène en mouvement, aux concerts amplifiés, jam-sessions fédératrices et projets à géométrie variable.
  • Ezra Collective : Leur album “Where I’m Meant To Be” a remporté le Mercury Prize en 2023, première fois qu’un groupe de jazz l’emporte depuis la création du prix en 1992.
  • Tomorrows Warriors : Véritable couveuse, avec plus de 2000 concerts produits, et un impact sur 40% des nouvelles têtes du jazz moderne londonien selon Jazzwise (2022).

Cette logique d’entraide et de mentorat est renforcée par la précarité persistante des conditions de scène (coupures de subventions, fermetures de clubs, gentrification). La scène jazz s’adapte, rebondit, invente de nouveaux espaces – éphémères ou durables – souvent autogérés ou co-produits avec des labels indépendants.

Londres, laboratoire et rampe de lancement internationale

En moins de dix ans, cette fermentation artistique a propulsé Londres comme une place forte, capable d’influencer la planète jazz :

  • Le streaming en flèche : La catégorie “Jazz” du label Brownswood Recordings (Londres) a vu ses écoutes multipliées par 18 entre 2015 et 2023 sur Spotify et Apple Music (Brownswood Data, 2023). Le parallèle est saisissant avec la “Londres mania” que connaissait l’indie-rock : on parle désormais de “London Jazz Invasion” aux États-Unis (Pitchfork, 2019).
  • Reconnaissance mondiale : Shabaka Hutchings, Nubya Garcia, The Comet Is Coming ou Kokoroko tournent dans les festivals majeurs (Monterey Jazz, North Sea Jazz, Jazz à la Villette, etc.), multiplient les nominations (Grammy, Mercury Prize, MOBO Awards).
  • Réseaux d’influence : Les collaborations s’intensifient, du rappeur Little Simz à Gorillaz, en passant par Floating Points.

La force du jazz londonien moderne est aussi de ne pas être figé dans une typicité locale mais d’irriguer tout l’écosystème musical mondial, en synchronie avec les grands débats sociaux : racisme systémique, gentrification, crise identitaire britannique post-Brexit… “Nous faisons de la musique pour guérir, pas pour briller ; pour questionner, pas pour rassurer,” déclarait Nubya Garcia au New York Times en 2020.

Perspectives : où va le laboratoire londonien ?

Parmi les questions qui taraudent : Londres saura-t-elle conserver sa vitalité face à la hausse des loyers, à la standardisation numérique ou à la tension sur son tissu associatif ? Mais pour l’instant, cette interconnexion unique, cette souplesse et cette énergie de l’entre-soi et de la périphérie font de Londres la ville-monde par excellence du jazz moderne. Une scène où la démarche est aussi politique qu’artistique, où le collectif prime sur l’égo et où l’on peut affirmer : le bruit, ici, est synonyme de futur.

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