Quand l’expérimentation redessine l’improvisation : Paris et Vienne, laboratoires du jazz vivant

18/09/2025

Les racines de l’expérimentation : héritages et bascules

S’imaginer l’expérimentation en jazz comme un phénomène strictement contemporain serait une grave erreur historique. À Paris, le ferment se trouve déjà dans l’effervescence des Années folles, lorsque les musiciens américains fuient la ségrégation et investissent Montmartre et Montparnasse. Ils y croisent les dadaïstes, le théâtre d’avant-garde et les poètes sonores. Dès 1929, James Reese Europe faisait danser la capitale sur des syncopes inédites (France Culture).

À Vienne, le parcours est différent. C’est la ville des compositeurs qui ont rompu les règles. Si la Seconde École de Vienne (Schoenberg, Berg, Webern) a fracturé la tonalité classique, ce même esprit d’aventure irrigue la scène jazz viennoise des années 1960-70. L’influence du free jazz, ramenée d’outre-Atlantique par des musiciens comme Joe Zawinul ou Hans Koller, s’inscrit dans une histoire déjà traversée de ruptures.

Nouvelle génération, nouveaux outils : comment l’expérimentation prend forme

À partir des années 1980, les scènes de Paris et Vienne deviennent deux laboratoires distincts, mais poreux. L’expérimentation n’est plus une aspiration marginale : elle s’ancre dans un réseau solide de lieux, de festivals et de collectifs. Finie l’improvisation enfermée dans le solo sur chorus, place à l’improvisation collective, brute, texturale, électroacoustique.

  • À Paris : L’émergence de lieux comme l’Atelier Tampon, la Maison de la Radio (grâce au Festival Présences), et plus tard La Générale ou Le Triton, créent un terreau où l’expérimentation rime avec liberté. Les collectifs tels que ONJ (Orchestre National de Jazz), sous la direction de chefs iconoclastes comme Olivier Benoit, multiplient depuis 2014 les expérimentations formelles et électroacoustiques. Les scènes off comme L’Aimant ou La Fonderie permettent aux musiciens de se libérer des formats imposés par les clubs vieillissants.
  • À Vienne : Le festival Wien Modern, créé en 1988 par Claudio Abbado, brise les frontières entre jazz, musiques improvisées et électronique. Le Porgy & Bess, emblématique club viennois, ne recule devant aucune prise de risque : on y croise aussi bien Wolfgang Mitterer, figure de la musique improvisée autrichienne, qu’Ela Orleans ou des pontes de l’improvisation collective. La scène “Tonkünstler” fait naître un écosystème où électroniques, bruitisme et jazz se télescopent.

Ce n’est donc pas un hasard si, aujourd’hui encore, la plupart des musiciens parisiens en quête de libertés sonores font des allers-retours répétés avec la capitale autrichienne.

L’expérience de l’improvisation bousculée : du geste au collectif

L’un des bouleversements majeurs induits par l’approche expérimentale, c’est le glissement de la performance individuelle à une conscience du collectif. L’improvisation, autrefois conçue comme l’exposition virtuose d’un soliste sur des grilles harmoniques, devient une dynamique de groupe, presque une écriture en temps réel.

  • Des pratiques révolutionnaires :
    • Multiplication des dispositifs électroacoustiques : à Paris ou à Vienne, il n’est pas rare qu’un saxophone soit traité en direct par effets, ou qu’un percussionniste investisse les objets du quotidien (poussettes, casseroles, radio AM).
    • Développement des formes “open” : les partitions ouvertes (voir les “graphic scores” utilisées par des collectifs comme Umlaut à Paris ou Zeitkratzer à Vienne) laissent toute latitude à l’interprète, abolissant la hiérarchie traditionnelle entre compositeur et musicien.
    • Espaces scéniques décloisonnés : lors du festival Météo à Mulhouse, qui attire chaque année de nombreux musiciens autrichiens et parisiens, les artistes délaissent la scène surélevée pour investir la salle elle-même, voire la ville (concerts déambulatoires, performances en plein air), brouillant les frontières scènes/public.

Résultat ? L’improvisation n’est plus perçue comme un supplément d’âme au sein d’une tradition; elle devient la matière même de la création, chaque performance étant unique, irréversible – et surtout collective.

Perception publique et légitimité : quelles mutations ?

L’un des enjeux cruciaux de l’approche expérimentale reste la (re)définition de l’écoute. À Paris comme à Vienne, les publics doivent réapprendre à écouter, à accepter d’être déroutés. Les codes changent : finie la sacralisation du solo, adieu l’attente de la belle mélodie. Ce qui compte, c’est l’émergence d’un son, d’un moment, d’un dialogue aussi fragile qu’éphémère.

  • En chiffres : À Vienne, selon l’enquête du Institut für Musiksoziologie (2021), 31% du public jazz considèrent l’expérimentation comme “essentielle” à leur appréciation du style, une augmentation de 12 points depuis 2010. À Paris, la part de spectateurs des “séries expérimentales” du Sunside ou du festival Jazz à la Villette a doublé entre 2016 et 2023 (source : France Musique), signe d’un engouement croissant pour l’aventure sonore.
  • Sur la critique : Les magazines “historiques” (Jazz Magazine pour la France, Jazzthetik pour l’Autriche) peinent parfois à suivre et à légitimer ces nouveaux territoires. Résultat : des blogs et médias indépendants comblent le vide (PointBreak, Swissmusic Jazz).

L’impact sur les musiciens : identité, frontières et échanges

L’ouverture expérimentale du jazz ne s’arrête pas à l’esthétique : elle oriente aussi les trajectoires de celles et ceux qui le pratiquent.

  • Des identités plurielles : La majorité des musiciens actifs sur ces scènes travaillent en “multinationales créatives”. De nombreux artistes autrichiens s’installent à Paris (Georg Vogel, Lisa Hofmaninger), et l’inverse est vrai (Éve Risser, Théo Ceccaldi collaborent avec des labels viennois comme JazzWerkstatt).
  • La formation reconfigurée : À Paris, des structures comme le Pôle Supérieur intègrent désormais l’improvisation expérimentale dans leur cursus. À Vienne, l’Université de musique et des arts du spectacle offre, depuis 2017, un cursus axé sur “New Music & Improvisation”.
  • Hybridation et transversalité : L’expérimentation s’ouvre à d’autres disciplines : performance, art sonore, danse. À Vienne, le collectif Klangforum fait tourner ses musiciens de la scène classique à la scène improvisée. À Paris, la porosité avec les artistes venus du théâtre musical ou de la scène électronique n’a jamais été aussi perméable.

Que reste-t-il à inventer ? L’expérimental comme avenir de l’improvisation

À Paris comme à Vienne, l’approche expérimentale a fait voler en éclats les vieux schémas de l’improvisation jazz. Aujourd’hui, elle force publics, programmateurs et musiciens à réinterroger sans cesse les cadres et les frontières. Il serait pourtant illusoire de croire que cette aventure a atteint son terme. Les nouvelles générations s’emparent déjà de la scène avec une radicalité solaire, mêlant l’intelligence artificielle, les installations interactives, la spatialisation du son à 360° ou encore la traduction du geste instrumental en image numérique – autant d’expériences menées par exemple à la Cité Internationale des Arts ou à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne.

Dans ce grand mouvement, l’improvisation ne disparaît pas derrière la technique : elle gagne en épaisseur, en mystère. La scène ne cesse de rappeler que c’est dans l’expérimentation – ce droit de dérailler, de chercher sans (trop) trouver – que le jazz demeure une aventure vivante. Tant mieux pour les inquiets et les curieux : à Paris comme à Vienne, la révolution continue, sans nostalgie et sans dogme.

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