Quand le jazz ne se contente plus de swinguer : la grande collision avec les musiques expérimentales

21/08/2025

New York City : laboratoire permanent de la friction jazz-expérimental

Impossible d’éviter la Grosse Pomme lorsqu’on évoque ce mariage entre jazz et expérience musicale. Ce n’est pas un hasard si les termes « downtown scene » ou « loft jazz » sont devenus synonymes d’avant-garde. Déjà dans les années 1960, c’est à New York que se croisent Cecil Taylor, Sun Ra, Ornette Coleman… Des musiciens qui, loin de se contenter d’improviser “librement”, dynamitent structure, harmonie, et énergie.

  • Le loft jazz : Dans les années 1970, des lieux alternatifs comme le Studio Rivbea (tenu par Sam Rivers), l’Artist House ou le Ladies’ Fort deviennent des incubateurs géniaux (New York Times, 1976). La vague “loft jazz” fait entrer la sculpture sonore, le happening, et l’improvisation radicale dans le langage jazz.
  • Downtown scene : Dans les années 1980-90, la downtown scene (autour de John Zorn, Bill Laswell, Wayne Horvitz) relie la tradition allemande de la musique concrète, la noise japonaise, et le jazz yiddish new-yorkais, dans un melting-pot sans équivalent (voir The New York Times, 2003). Zorn lui-même n’hésite pas à brouiller les pistes sur des labels comme Tzadik, mêlant free jazz, hardcore, électronique brute et improvisation structurée.

Ce foisonnement new-yorkais, c’est le jazz devenu art plastique sonore, où la frontière entre concert et installation est poreuse. L’audace locale a largement contaminé la planète.

Quand la France bruit : de Pierre Henry aux improvisateurs

Passons de l’autre côté de l’Atlantique. À Paris, le terreau fertile de la musique concrète des années 1950-1960 (Pierre Schaeffer, Pierre Henry) va irriguer la scène jazz française d’une manière durable.

  • Pierre Henry, à partir de 1950, inaugure “le studio d’essai” de la RTF — incubateur d’une esthétique du son pur, du montage, du collage.
  • Collage et hybridation : Dès les années 1960, des improvisateurs tels que Bernard Lubat et François Tusques participent à ce brassage. Le disque Le Nouveau Jazz (avec Barney Wilen, Michel Portal, Eddy Gaumont, 1967) s’inspire de la liberté sonore de la musique concrète, la faisant dialoguer avec le free jazz.
  • Son traité comme matériau brut : Michel Portal, dans ses travaux ultérieurs, intègre explicitement la manipulation concrète et électronique, parfois sur scène avec des magnétophones, générant une improvisation ouverte à l’accident et à la rupture.

Aujourd’hui encore, la scène française s’inscrit dans cette histoire : des collectifs comme ONJ (Orchestre National de Jazz), ou l’équipe du festival Banlieues Bleues, renouvellent la filiation avec la tradition expérimentale hexagonale (France Musique, 2020).

Berlin & Londres : les avant-gardes européennes à l’assaut du jazz expérimental

Le croisement entre jazz et expérimental a trouvé, à Berlin et à Londres, un terrain d’expérimentation débridé dès les années 1970.

  • Peter Brötzmann (Allemagne) : Figure tutélaire de la vague free européenne, Brötzmann (auteur du fracassant Machine Gun, 1968), fusionne énergie brute, improvisation collective et influences de la noise ou de la musique électro-acoustique.
  • Alexander von Schlippenbach : Fondateur du Globe Unity Orchestra, il invite autant d’improvisateurs radicaux que de jazzmen “historiques”, imposant un modèle de laboratoire collectif adopté plus tard par la scène berlinoise (Berliner Jazzinitiative, 2010).
  • Londres : Le guitariste Derek Bailey et le saxophoniste Evan Parker, à partir de la fin des années 1960, fondent l’AMM et Incus (label indépendant crucial). Leur approche “non-idiomatique” bannit toute référence directe aux grammaires jazz ou free, pour explorer la micro-sonorité, le feedback et l’électronique.

À Berlin, le club APE et à Londres le Café OTO continuent dans cette veine, offrant un espace aux créateurs qui abolissent les murs entre genres — du noise japonais à l’improvisation électroacoustique anglaise.

Chicago : berceau de l’avant-garde et terreau des labels indépendants

La Windy City n’a jamais été à la remorque de New York, bien au contraire. Dès les années 1960, l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) forme un “creuset expérimental” où la tradition jazz s’enrichit de recherches sur l’instrumentation, la texture et la forme (voir le documentaire Electric Roots, 2017).

  • Thirsty Ear, Delmark, Okka Disk : Dans les années 1990-2000, ces labels indépendants dynamisent la sphère internationale, distribuant l’improvisation libre, le jazz expérimental local et les collaborations transatlantiques (source : JazzTimes, 1998).
  • Tortoise et l’école post-rock : Ce groupe phare du label Thrill Jockey incarne le brassage : batterie jazz, textures post-minimalistes, électronique organique — Tortoise propulse Chicago au centre d’une nouvelle esthétique “expérimentale-pop-jazz” impossible à classer.

C’est à Chicago que s’incarne cette idée : le label indépendant n’est plus simple distributeur, mais catalyseur de rencontre — entre jazzmen, électroacousticiens, artistes sonores, et public curieux.

L’électronique : nouvel outil des jazzmen européens

Impossible d’ignorer la révolution silencieuse de ces vingt dernières années : le traitement électronique du son n’est plus périphérique dans le jazz contemporain européen, il en est le cœur.

  • Bugge Wesseltoft (Norvège) : Dès 1996, il lance New Conception of Jazz — un manifeste de fusion entre improvisation jazz nordique, beats électroniques live et ambiances “de laboratoire”.
  • Andrea Parkins, Jan Jelinek : Sur la scène berlinoise, on sample le piano, le saxophone, ou la clarinette pour les transformer en motifs glitch, drones ou feedback, ouvrant de nouveaux espaces de jeu.
  • Instrumentarium augmenté : Eivind Aarset, Erik Truffaz, ou encore Emile Parisien intègrent l’effet, le looping, la spatialisation du son dans un geste de jeu, brouillant la séparation instrument / électronique.

L’électronique devient alors un prolongement du corps, de l’intention, et de la spontanéité du jeu — une nouvelle aventure de l’improvisation.

Collaborations clés entre jazzmen et pionniers des sons inouïs aux États-Unis

Sur la scène américaine, les croisements historiques — et parfois explosifs — entre jazz et expérimental n’ont pas manqué de moments manifestes.

  • Anthony Braxton et l’IRCAM : Le saxophoniste engage des dialogues féconds avec les laboratoires électroniques, des partitions ouvertes à la transformation live du son.
  • Miles Davis et Teo Macero : À partir de Bitches Brew (1970), le producteur Macero traite les bandes en studio façon musique concrète, zappant, répétant, et déconstruisant la matière enregistrée (cf. Studio Wizardry, Columbia Records).
  • Medeski Martin & Wood, John Scofield : Collaborations où orgue Hammond, claviers analogiques et traitement du son font basculer le jazz-funk dans le territoire du psychédélisme expérimental.

Ces alliances démontrent une chose : l’appétit d’ouverture du jazz américain ne connaît pas de limites, se nourrissant d’autant de high-tech que d’impro sauvage.

Tokyo, années 90 : jazz, bruitisme et expérience sonore à la croisée des chemins

Dans le Japon des années 1990, l’improvisation jazz s’encanaille avec le “bruitisme” local de façon unique.

  • Otomo Yoshihide : Le fondateur du Ground Zero Sample, samplant scratchs, field recordings, extraits punk et standards de jazz, dynamite toute linéarité de l’écoute.
  • Keiji Haino, Tatsuya Yoshida : Entre batterie free, guitare distortée et voix inouïes, ils explosent les schémas du jazz contemporain japonais, naviguant entre bruit pur, improvisation libre et formes hybrides (cf. Alan Cummings, The Wire).
  • Les clubs Shinjuku : Le Pit Inn affirme la domination d’un jazz mutant, où s’invitent régulièrement laptop, bande magnétique ou dispositifs préparés.

Le jazz japonais s’émancipe ici de tout académisme, et invite le chaos créatif — prémisse d’une scène expérimentale asiatique devenue incontournable.

Festivals internationaux : scènes d’expérimentation grand format

Qui prétend encore que la rencontre jazz/expérimental serait confidentielle ? Une poignée de festivals met cette hybridation à l’honneur :

  • Huddersfield Contemporary Music Festival (UK) : Grande messe dédiée aux musiques d’avant-garde, où le jazz s’invite chaque année à la table des compositeurs expérimentaux.
  • Festival Jazz em Agosto (Lisbonne) : Depuis 1984, il invite improvisateurs radicaux, orchestres électroacoustiques et grands noms du free européen (All About Jazz, 2022).
  • Big Ears Festival (Tennessee) : Un line-up ouvertement métissé entre jazz d’avant-garde, créations électroacoustiques et découvertes internationales (source : The Guardian, 2023).
  • Musica Strasbourg, Donaueschinger Musiktage : Le jazz y dialogue constamment avec les électroniques et les écritures contemporaines, sans frontière (Strasbourg, Donaueschingen).

Ici, le jazz expérimental s’écoute, se vit, s’“expose” : témoignant d’une perméabilité croissante des publics et d’un appétit pour la surprise sonore.

Quand l’expérimentation du jazz façonne l’improvisation à Paris & Vienne

L’approche expérimentale n’a pas seulement bouleversé les sons, elle a modifié en profondeur la compréhension de l’improvisation dans deux capitales, Paris et Vienne.

  • Paris : Depuis la création de l’ARFI (Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire, 1977) et de l’IRCAM, l’improvisation s’appréhende comme un espace de recherche, intégrant instruments “préparés”, objets, dispositifs accusant le geste plus que la virtuosité. Cela a profondément décomplexé le rapport à l’expérimental chez des générations de musiciens français (source : Anne Montaron / France Musique).
  • Vienne : Dès les années 1990, la scène viennoise (Burkhard Stangl, Christian Fennesz) adopte le laptop, les field recordings. L’art du silence, du fragment, de la texture — hérité de la musique contemporaine — perce dans les improvisations collectives. Klaus Filip, Christof Kurzmann (label Charhizma) abolissent les frontières entre jazz, bruitisme et sound art.

Dans ces villes, l’improvisation devient avant tout une poétique de l’écoute — le silence, le geste minuscule, la rupture radicale remplacent la seule “prouesse solo”.

Des instruments à la lutherie sauvage : l’inflexion des années 60 à aujourd’hui

Impossible d’oublier le rôle clé de l’innovation instrumentale dans cette histoire :

  • Multi-instrumentisme : Les pionniers new-yorkais, puis européens, bousculent les usages (Anthony Braxton et ses clarinettes étranges, Rashaan Roland Kirk et ses saxophones multiples).
  • Lutherie expérimentale : L’invention d’instruments « maison » (le “double bass” d’Alan Silva, le piano préparé de John Cage et ses émules jazz).
  • Hybridation électronique : Capteurs, effets, guitare “midi” ou souffles électroniques transfigurent la matière sonore.

Depuis Ornette Coleman et ses saxophones “altérés” jusqu’à Ikue Mori et son laptop “percussif”, le jazz expérimental a métamorphosé sa relation à l’instrument : non plus simple prolongement de l’orchestre classique, mais laboratoire ouvert où tout outil devient vecteur de surprise.

L’insatiable boulimie du jazz expérimental

Cartographier ces multiples foyers, c’est suivre la trace d’artistes qui refusent catégoriquement de laisser la poussière s’installer sur leurs partitions. À chaque époque, à chaque ville, à chaque collectif, le jazz a trouvé dans l’expérimental de quoi se régénérer, inventer ses propres rituels, secouer l’écoute. Demain — à l’heure où la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle s’invitent déjà dans l’impro — il n’est pas interdit d’imaginer un jazz encore plus débridé, métissé, mutant. Tout l’art sera, encore et toujours, d’être à la hauteur de cette faim de l’inouï.

En savoir plus à ce sujet :