Explosions sonores : Quand le jazz européen bouscule Berlin et Londres

30/08/2025

Des terres d’accueil à l’ébullition artistique : Berlin et Londres en contexte

Pourquoi Berlin et Londres ? Ce n’est pas le simple produit du hasard ou de la mode : ces deux métropoles partagent une capacité unique à attirer artistes marginaux, utopistes, musiciens épris de rupture. Après la Seconde Guerre mondiale, Berlin – alors divisée, puis réunifiée – devient un refuge pour ceux que le conservatisme musical lasse (cf. Deutsche Welle). Londres, à partir des années 1960, s’affranchit du swing néo-Edwardien pour tester le « free » à l’anglaise, électrique, cosmopolite.

  • Entre 1950 et 2020, Berlin a vu passer plus d’une dizaine de festivals dédiés à l’expérimentation jazz, dont le Total Music Meeting fondé en 1968 (source : Jazzinstitut Darmstadt).
  • Londres ne compte plus ses labels audacieux : Leo Records, Incus Records (fondé en 1970 par Derek Bailey), Gearbox, ou Café OTO (qui depuis sa création en 2008 programme jusqu’à 200 concerts annuels dédiés à l’improvisation).

Destins croisés : artistes phares de la scène berlinoise

À Berlin, on ne parle pas seulement d’influences américaines digérées : c’est une esthétique européenne, troublée et radicale, qui s’impose dès les années 1960. C’est la « FMP (Free Music Production) » qui va donner corps à ce mouvement — un label, une plateforme, mais aussi un manifeste (FMP a existé de 1969 à 2010).

Peter Brötzmann : l’archétype de la furie européenne

  • Le saxophoniste allemand, disparu en 2023, reste l’une des figures tutélaires du free jazz mondial.
  • Son album « Machine Gun » (1968), autoproduit, pulvérise tous les standards et impose la noise et la liberté comme nouvel horizon.
  • Brötzmann a collaboré avec l’Anglais Evan Parker, mais aussi le Hollandais Han Bennink, constants sur la scène berlinoise (source : The Wire, numéro spécial sur la FMP, 2020).

Alexandra Grimal et la nouvelle vague franco-berlinoise

  • Cette saxophoniste française s’impose sur la scène improvisée berlinoise à partir des années 2010, puisant autant dans l’école de Spectra (l’école Spectra Berlin, condensant musique contemporaine et électronique) que dans Coltrane.
  • Par ailleurs, la Franco-Suisse Sylvie Courvoisier (pianiste, née en 1968), a longtemps mené de front des projets à Berlin avec des musiciens venus d’Italie, de Norvège, et du Royaume-Uni, attestant la transversalité de la scène (source : Berliner Festspiele).

La galaxie Echtzeitmusik

Autre spécificité berlinoise : depuis la chute du Mur, le collectif Echtzeitmusik rassemble les chercheurs sonores les plus décomplexés, du saxophoniste suédois Mats Gustafsson au batteur britannique Tony Buck (du trio australien The Necks). Entre musique improvisée, field recording et poésie sonore, le collectif joue jusqu’à 300 concerts par an dans des lieux alternatifs (source : Echtzeitmusik Berlin).

Londres : des laboratoires du free à la nouvelle scène expérimentale

Londres, c’est la collision furieuse entre le jazz, l’avant-garde, et la multiculturalité. Ici, le bouillonnement vient souvent de la frange la plus précaire, des musiciens qui font le pont entre les traditions africaines, caraïbes, européennes, et la culture DIY anglaise.

Derek Bailey et la naissance de l’improvisation libre

  • Guitariste iconoclaste, Bailey fonde l’Incus Records en 1970, premier label britannique indépendant pour la musique improvisée.
  • Il rassemble autour de lui, dès les années 1960, un groupe de musiciens pionniers : le saxophoniste Evan Parker, le batteur Tony Oxley, le bassiste Barry Guy.
  • La « Company Week » : 11 éditions, de 1977 à 1994, marathon annuel d’improvisation sans filet où se croisent les Européens les plus aventureux et des figures venues de France ou d’Allemagne.

Evan Parker : l’alchimiste de l’abstraction

  • Saxophoniste anglais, Parker incarne la quintessence de l’improvisation européenne. Il s’est installé longtemps à Berlin (années 1980), puis est revenu animer les clubs londoniens.
  • Ses techniques de jeu circulatoire inspirent toute une génération, de l’Italien Antonello Salis aux Norvégiens du label Rune Grammofon (source : BBC Jazz On 3).
  • Des enregistrements phares réalisés en trio avec le Français Paul Lovens (batterie) et l’Allemand Alexander von Schlippenbach (piano) montrent l’internationalisme de cette scène.

Scènes alternatives londoniennes : Où l’improvisation flirte avec l’électronique

  • La scène du Café OTO (Dalston, ouvert en 2008) voit se croiser l’Italien Valentina Magaletti (batterie) et le Franco-Anglais Steve Beresford (pionnier des musiques électroniques appliquées au jazz).
  • Le label Gearbox Records publie de nombreux lives captés à Londres, témoignant de l’influence scandinave (notamment les collaborations avec le saxophoniste Mats Gustafsson et la pianiste finlandaise Aki Takase).
  • Le trompettiste britannique Tom Arthurs – grand passeur entre Londres et Berlin – multiplie les projets mêlant acoustique et dispositifs électroniques interactifs.

Le creuset européen : Bruxelles, Amsterdam, Oslo… et la circulation des artistes

S’il fallait vraiment dater la mondialisation du jazz expérimental européen, on retiendrait la création de l’European Jazz Meeting à Berlin (1982) : premier sommet transnational du genre. Dès lors, les scènes de Bruxelles (AXES), Amsterdam (BIMhuis) ou Oslo fusionnent avec Berlin et Londres.

  • En 2016, selon Statista, Berlin et Londres figurent dans le top 5 européen des villes accueillant le plus de concerts de jazz expérimental par an, avec près de 800 événements recensés à Berlin, plus de 1000 à Londres.
  • 80% des musiciens programmés au London Jazz Festival (2019) avaient déjà joué au moins une fois à Berlin, preuve d’interpénétration quasi-systématique (source : Festival archives).

Figures féminines : quand la scène européenne rebat les cartes

L’histoire du jazz expérimental européen aurait pu n’être qu’un récit de boys-club… Si une nouvelle génération de musiciennes n’avait pas remis en cause la partition. Mentionnée plus haut, Sylvie Courvoisier illustre cette présence multiforme, mais il faut citer aussi l’Allemande Julia Hülsmann (pianiste, productrice ECM) et la Britannique Shirley Tetteh (guitariste, co-fondatrice du collectif Nérija).

  • À Berlin, le festival Heroines of Sound (créé en 2014) propose jusqu’à 40% de femmes à l’affiche – contre moins de 10% encore dans les années 1990.
  • À Londres, Nubya Garcia et Cassie Kinoshi s’imposent dès les années 2010 dans des formations qui brouillent jazz, musique contemporaine et spoken word, traduisant une volonté de croiser héritages afro-caraïbes et expérimentations européennes (source : The Guardian).

Croisements, ruptures et héritages : ce que Berlin et Londres nous racontent du jazz européen

Ce qui frappe, c’est la capacité de ces deux villes à embarquer le jazz européen hors de sa zone de confort, tout en refusant l’uniformisation. Ici, l’hybridation est structurelle : un Griot sénégalais jamme avec un clarinettiste polonais ; un quartette suédois enregistre chez FMP avant de remixer ses masters dans le hacklab d’un club londonien ; une pianiste italienne expérimente des synthétiseurs modulaires à Kreuzberg.

Si le jazz a toujours été une invitation à la mobilité, Berlin et Londres démontrent que la scène expérimentale européenne n’est ni périphérique, ni subalterne. Au contraire : elle est devenue lanceuse d’alerte, éclaireuse, irritante parfois, mais résolument vivante. Suivre la trace de ces musiciens, c’est accepter de ne jamais écouter tout à fait pareil – et d’aller, toujours, au-delà des sentiers battus du passé.

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