Jazz, machines et mémoire vive : le sampling comme terrain d’aventure sonore

24/10/2025

Le sampling : d'un geste hip-hop à une pratique jazz

Si le mot sampling reste encore mal compris dans certains cercles jazz, c’est bien parce qu’il fait voler en éclats l’étiquette surannée d’« authenticité ». Jadis apanage des beatmakers hip-hop bidouillant sur MPC ou Akai, le sampling s’est, à partir des années 1990, immiscé dans les marges créatives du jazz le plus aventureux. Loin de se borner au recyclage passif, il devient processus vivant : réappropriation, jeu, friction.

La première vague voit le sampling utilisé comme clin d’œil, citation ou support de groove. Mais la génération actuelle n’a plus de complexe à manier sampler et saxophone, ordinateur et piano droit. Le jazz étant, depuis ses origines, une musique d’appropriation, de détournement et de dialogue, le sampling n’est finalement qu’une prolongation contemporaine d’un geste fondateur. Sauf que maintenant, on bricole la mémoire des autres avec ses propres mains.

Du sampler au sax : les pionniers et héritiers

Quelques repères pour situer la naissance de ce croisement :

  • Herbie Hancock & DJ Grandmixer D.ST (1983) : Le tube « Rockit » fait entrer le scratch et le sample dans le monde jazz mainstream. Un choc à Montreux en 1984 : la performance en direct déconcerte autant qu’elle fascine.
  • Us3, Guru’s Jazzmatazz (années 1990) : Les samples de Blue Note chez Us3, les collaborations rap-jazz de Guru, ouvrent le champ à une double hybridation qui reste une référence.
  • Matthew Herbert : Compositeur anglais, il a dès les années 2000 injecté du field recording et des samples dans ses structures jazz (« Goodbye Swingtime », 2003).

Aujourd’hui, la liste d’artistes jazz issus d’une nouvelle vague férue de technologie explose : Makaya McCraven, Shabaka Hutchings, The Comet Is Coming, ou encore le pianiste français Laurent Coulondre montent des projets dont le sampling est un pilier, non un gadget. Non, le sampler n’est plus une roue de secours. C’est le moteur du véhicule.

En studio et sur scène : le sampling à toutes les sauces

Écartons d’emblée les vieux fantasmes. Le sampling, ce n’est pas juste « piquer un riff et le boucler ». Dans le jazz contemporain, il intervient à plusieurs niveaux :

  • Création de matière rythmique : Découper une batterie live en fragments, pour ensuite déconstruire ou recoller selon une logique plastique. Chez Makaya McCraven, ce sont souvent des heures de jam qui sont ressamblées, accélérées, ralenties, éditées dans un souci de narration plus que de simple effet de style (Pitchfork).
  • Assemblage d’enregistrements “live” : Sur “Universal Beings”, McCraven manipule plus de douze heures de sessions enregistrées sur trois continents, télescopant structures traditionnelles et re-création électronique.
  • Mash-ups générationnels : Nombreux sont ceux qui samplent la voix d’un aîné (Gil Scott-Heron, Sun Ra) pour provoquer l’électricité d’une conversation impossible — voir le projet “Culcha Vulcha” de Snarky Puppy ou “Collagically Speaking” du collectif R+R=NOW (NPR).
  • Utilisation live en instrument à part entière : Christian Scott aTunde Adjuah embarque pads, samples et sons customisés dans ses sets, repoussant les frontières d’une scène jazz qui n’a plus peur de mixer ordi, machines et trompette (DownBeat).

Pourquoi le sampling perce-t-il aujourd’hui dans le jazz ?

Une question d’époque et de génération, mais surtout de besoins.

  1. Changer le rapport à la mémoire. Le jazz n’a jamais été un musée. Mais à l’heure numérique, la bande, la cassette, le disque sont à portée de clic. Pourquoi les ignorer ? Le sample devient matière brute, patrimoine vivant. Selon Simon Reynolds, « le sampling c’est la voix inconsciente de la mémoire collective » (lire Retromania).
  2. Créer un nouvel espace de jeu. L’outil numérique autorise aujourd’hui la microédition, la superposition, la dérive. Le jazzman de 2024 n’a pas peur de casser la linéarité d’un morceau ; il hybridise un chorus prise le matin avec une basse enregistrée la veille à l’autre bout du globe. Le disque de McCraven enregistré à Londres, Chicago, New York, Los Angeles ? Un millefeuille sonore (cf. The New Yorker).
  3. Refuser le jazz fossile. À dix ans, les ados d’aujourd’hui connaissaient Dilla avant Miles Davis. Si la tradition est centrale, l’historicisme l’est beaucoup moins : c’est le son qui compte, pas l’épaisseur du livre d’histoire.
  4. Pousser la narration. Le collage, la boucle, c’est aussi introduire dans la musique une dramaturgie. Le jazzman sampler devient conteur, arrangeur, sculpteur.

Statistiquement, difficile d’isoler des chiffres spécifiques à la scène jazz sur l’utilisation du sampling, vu sa dissémination dans la nébuleuse des genres “jazz fusion”, “nu jazz”, “jazz electronica”. Mais la montée des festivals spécialisés (Jazz re:freshed à Londres, XJAZZ! à Berlin, qui programment systématiquement des projets avec machines depuis 2015 au minimum) est un bon indicateur : ces scènes sont devenues plutôt la règle que l’exception (The Guardian).

L’art du sample jazz : artistes, exemples et pratiques marquantes

Petite sélection de projets et figures à disséquer pour sentir toute l’étendue du terrain :

  • Makaya McCraven : Son album In the Moment (2015) repose sur 48 heures de lives morcelés, édités, recollés, où chaque sample réinvente la prise originelle. McCraven cite volontiers Teo Macero, producteur de Miles Davis, comme ancêtre du "cut-up".
  • Robert Glasper : Sur Black Radio (2012) ou “Miles Ahead” (BO), il combine pads, samples vocaux, claviers vintage, mêlant héritage jazz, hip-hop et R&B.
  • Floating Points & Pharoah Sanders : Sur Promises (2021), Floating Points utilise des manipulations électroniques fines (pads, effets granuleux) pour sublimer les prises, évoquant l’art du collage sans l’appuyer de “samples” stricto sensu.
  • Alfa Mist : Le pianiste londonien bâtit sa signature sur des grooves samplés (“Keep On”, “Antiphon”), en injectant textures et field recordings dans l’ADN jazz.
  • Vincent Peirani : Avec le projet électro-acoustique Living Being II, des manipulations temps réel de sons acoustiques via des samplers.
Projet / Artiste Où intervient le sampling ? Particularité
Makaya McCraven – Universal Beings Assemblage, découpe rythmique & harmonique, superpositions live/édité 12h de sessions montées ; le disque comme palimpseste
Robert Glasper – Black Radio Pads, samples vocaux, claviers vintage Fusion jazz/soul/hip-hop, jeu sur la polyphonie
Cory Henry – The Revival Samples de gospel, superpositions live/électroniques Transmission entre générations afro-américaines
Laurent Coulondre – Gravity Zero Manipulation sur scène du son live via laptop/samplers Hybride jazz-rock-électro ; recherche d’un groove imprévisible

Défis et débats : entre philosophie et droits d’auteur

La question du sampling ne se limite pas à l’esthétique, elle touche à des dimensions politiques et juridiques bien concrètes :

  • Droit d’auteur : Les fameuses “clearances” coûtent lourd, surtout aux labels indé. L’affaire “Blue in Green” (Miles Davis vs. sampleurs hip-hop Kanye West/Drake, 2010) a rappelé que le jazz reste une manne régulièrement ponctionnée, parfois “sans retour”.
  • Authenticité vs. hybridation : Là où certains crient au meurtre du “vrai” jazz, d’autres applaudirent dès les années 1970 la spoliation créative (voir Miles Davis et ses montages scotch/rasoir sur Bitches Brew).
  • Transversalité générationnelle : Pour la jeune génération, manipuler Herbie Hancock dans un pad n’a rien d’un blasphème ; c’est un hommage vivant.

La BPI britannique estimait en 2021 que près de 15 % des sorties « jazz fusion » et « electronic jazz » incorporent explicitement des samples [BPI, 2021]. Chiffre saisissant : chez XL Recordings, 1 projet jazz sur 4 sorti entre 2020 et 2023 revendique un travail de cut-up / repiquage / sampling actif.

Perspectives et mutations à venir

Le sampling n’est plus une technique marginale, mais un élément constitutif du jazz contemporain, au même titre que l’improvisation ou la variation thématique. Signe des temps : la pédale de sampler s’invite dans les masterclasses, les écoles de jazz elles-mêmes (cf. cursus jazz à la Guildhall School de Londres).

  • De plus en plus de festivals demandent aux groupes invités de mêler performance « live » et séquences électroniques/samplées.
  • Les playlists Spotify jazz les plus suivies (comme « State of Jazz ») accordent une place croissante aux morceaux où la construction par sampling est centrale.
  • L’irruption de l’IA, capable de générer des « samples impossibles » en reconstituant des voix ou sons disparus, annonce une nouvelle frontière polémique et créative.

Entre mémoire, invention et hybridation, le sampling s’affirme aujourd’hui comme un vivier d’imaginaire et d’énergie. Rien d’étonnant à ce que celles et ceux qui veulent faire vibrer la musique d’aujourd’hui (et de demain) se soient emparés de cet outil, à la fois laboratoire, kaléidoscope et terrain de jeu. Qu’on le veuille ou non, le jazz du XXIe siècle se bâtit désormais dans cette zone de frottement entre archives et futur, entre récurrence et surgissement. En remixant le passé, c’est une toute autre aventure du présent qu’inventent ces musiciens-là.

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