Promises : Un manifeste sonique pour le jazz d’après-demain

27/10/2025

Introduction : Quand la promesse devient horizon

Comment une œuvre de 47 minutes, contemplative, économe en notes, peut-elle autant bouleverser les certitudes du jazz et au-delà ? Lorsque Promises paraît, en mars 2021, il ne s’agit pas d’un « album de plus » dans la discographie prolifique de Floating Points ni d’une anecdote dans la carrière mythique de Pharoah Sanders. Non, le disque aimante aussitôt les regards parce qu’il catalyse — sans tapage, sans esbroufe — une aspiration contemporaine : écouter autrement, déplacer les frontières, et briser une fois pour toutes l’idée que le jazz serait une formule figée.

Sorti sur Luaka Bop, label caméléon initié par David Byrne (un premier indice…), Promises ne ressemble à rien de ce qui a été entendu dans la décennie, ni chez les ayatollahs du jazz, ni chez les enfants du dancefloor. Loin d’un coup marketing, il impose un tempo propre : lent, méditatif, ouvert à l’inattendu. Comment ce disque s’est-il mué en tournant majeur dans l’histoire du jazz contemporain ? Plongée dans la fabrique et la réception d’un disque-minéral, devenu archipel d’explorations.

La genèse d’une rencontre improbable

Le duo improbable : voilà un cliché qu’on brandit souvent à tort, mais difficile de trouver alliance plus insensée que celle de Sam Shepherd (Floating Points, électronautes raffiné aussi féru de raves que de John Cage), Pharoah Sanders (colosse mystique du jazz, compagnon de route de Coltrane, voix majeure du spiritual jazz) et le London Symphony Orchestra. Promises naît d’un vœu encore secret de Sanders : travailler enfin avec un musicien de la jeune scène électronique britannique, dont il suit les méandres depuis un moment.

On retrouve ce vœu exaucé dès la première écoute de la pièce-fleuve, découpée en neuf mouvements qui s’enchaînent sans rupture. L’enregistrement se déroule sur plusieurs années entre 2016 et 2019 : patience, écoute mutuelle, et refus de la démonstration caractérisent le processus (source : Pitchfork). « Nous avons passé plus de temps à discuter et à nous écouter qu’à enregistrer réellement », confiera plus tard Sam Shepherd.

  • Une session orchestrale rare dans la carrière de Sanders (qui n’avait pas joué avec orchestre depuis le mythique Karma en 1969).
  • Floating Points, dont l’œuvre n’avait jusqu’alors jamais véritablement côtoyé la voix instrumentale solaire d’un géant du jazz historique.
  • La présence du London Symphony Orchestra, qui apporte une épaisseur harmonique inédite, loin des poncifs « symphojazz » passés de mode.

Une structure hypnotique, loin des dogmes du genre

Si Promises saute aux oreilles, c’est parce qu’il refuse toute virtuosité tapageuse, cette tentation permanente du jazz d’en « mettre plein la vue ». Ici, pas de solos pyrotechniques, pas de lignes de basse lourdes, pas d’envolées rythmées — mais une simple ostinato répétée au clavecin et synthés, comme un fil d’Ariane fragile, qui colonise l’intégralité de l’album.

Ce geste structurel — presque radical dans sa simplicité — donne à Pharoah Sanders le rôle d’un narrateur-bouddha. Son saxophone ténor ne surgit jamais en fanfare, il vient, s’installe, soupire, module avec une gravité qui confine parfois au murmure. On touche là à l’une des grandes forces du disque :

  • Une écoute de l’espace, du silence, qui rappelle autant Morton Feldman que la tradition improvisée japonaise.
  • L’orchestre — loin de jouer les seconds rôles — s’étire parfois vers la microtonalité et la quasi-abstraction, sauf dans le septième mouvement, point culminant émotionnel du disque.
  • La « mélodie » principale tient en six notes, répétées près de 340 fois tout au long de l’œuvre (d’après Pitchfork).

En un mot : minimalisme, mais jamais austérité. Cette musique prend le temps, et invite l’auditeur à y trouver sa propre place, à l’écart des dogmes et commémorations inutiles.

Un choc générationnel : transmission et renaissance

Sans verser dans le roman intergénérationnel facile, impossible d’ignorer la portée symbolique du projet : Sanders a 80 ans lors de l’enregistrement — Floating Points, à peine 33. Mais l’issue du disque est tout sauf crépusculaire.

Pour Sanders, c’est l’ultime sommet d’un voyage au long cours débuté avec Coltrane et Alice Coltrane — où la spiritualité rime enfin avec contemplation et humilité. Pour la génération de Shepherd — celle qui écume les clubs, les labels modulaires et les scènes électroniques hybrides — il s’agit d’oser s’exposer au souffle du « maître ancien », sans chercher à l’enfermer dans un passéisme muséal.

  • Dans la presse UK, Promises s’impose en quelques mois sur de nombreuses listes annuelles : il finit n°1 chez The Guardian, Crack Magazine, et dans le top 5 de Pitchfork.
  • Le disque séduit au-delà du jazz, s’imposant dans de nombreuses sélections d’albums de l’année aux côtés de Sault, Little Simz ou Arlo Parks.
  • Il s’écoule en plus de 70 000 exemplaires physiques dans la seule année 2021, marque rare pour un disque de musique instrumentale en pleine pandémie (chiffre Music Business Worldwide).

Un impact critique et public hors normes : chiffres et échos

Promises n’est pas seulement salué par les réseaux du jazz exigeant. On note une rare convergence entre la critique « spécialisée » et le public le plus large :

  • Metacritic affiche un score de 89/100 — noté comme « universal acclaim », ce qui est extrêmement rare pour un disque centré sur voix jazz et explorations orchestrales.
  • Le morceau est diffusé sur BBC Radio 3 (Late Junction), mais aussi repris lors de festivals électroniques, de playlists ambient et d’émissions orientées pop alternative (notamment sur NPR).
  • Parmi les curateurs de playlists majeurs sur Spotify, Promises apparaît aussi bien dans les catégories jazz exploratoire que dans les sélections ambient et musique contemporaine, touchant ainsi plusieurs typologies d’auditeurs.

Côté médias français, l’album est salué autant dans France Musique (qui parle « d’éveil sonore ») que dans Libération, preuve qu’on sort du microcosme habituel.

Résonances et héritages : de la tradition au futurisme

Pourquoi Promises dépasse-t-il la simple expérience de « jazz électronique » ? Il faut d’abord évoquer les héritages invoqués :

  • La filiation Coltranienne : impossible, bien sûr, de ne pas entendre dans la respiration de Sanders une continuité avec le spiritual jazz — mais ici, le rapport au rituel s’allège, il ne s’agit ni d’une citation ni d’un hommage pesant.
  • Le minimalisme européen : Sam Shepherd cite Steve Reich et Arvo Pärt comme figures tutélaires, mais joue sur la frontière électronique/organique. La boucle du motif central évoque autant le sampling hip-hop (Shepherd a grandi avec J Dilla et Four Tet) que les textures néo-classiques.
  • L’électronique comme outil de patience : la structure du disque s’apparente à des longues plages ambient, mais le son reste charnel, car Floating Points mélange synthétiseurs analogiques et traitement du signal en live — une prouesse technique documentée dans Sound On Sound.

Promises n’est, au fond, ni un album de jazz, ni un disque d’ambient, ni une expérience orchestrale académique. C’est un rituel d’écoute — où chaque strate musicale renvoie à la mémoire de l’auditeur autant qu’à ses désirs de demain.

Un tournant esthétique : décloisonner, réinventer la lenteur

Le véritable choc de Promises, c’est moins un coup d’éclat théorique qu’un geste esthétique radical : celui de faire confiance à la lenteur, à la répétition, à l’absence d’effets. Ce disque devient un tournant parce qu’il ose :

  1. Sortir le jazz de l’ornière du passéisme — sans pour autant sacrifier sa spiritualité, ni son goût pour l’improvisation silencieuse.
  2. Offrir une traversée du silence, jusque dans le disque lui-même : la dernière plage, au souffle ténu, semble inviter à poursuivre l’écoute dans sa propre chambre, loin des injonctions du streaming et du « zapping » musical.
  3. Montrer que le futur du jazz passera inévitablement par le dialogue, la « contagion » des genres, et l’acceptation de l’hybridité comme règle plus que comme exception.

Le succès critique et public de Promises montre que le jazz — quand il cesse de se replier sur l’obsession du patrimoine — continue d’ouvrir des brèches pour le sonore de demain.

Épilogue : une promesse tenue, celle d’oser l’inouï

Trois ans après sa sortie, Promises est partout : dans les débats sur la redéfinition du jazz moderne, chez les producteurs d’ambient, dans les conversations sur la musique néoclassique. Les performances live de cette œuvre (Barbican à Londres en 2021, Philharmonie de Paris en 2022) se sont vendues à guichets fermés, preuve supplémentaire que la magie opère bien au-delà du cercle restreint des fans.

Sous ses dehors méditatifs, Promises prouve que les audaces musicales n’ont jamais été aussi nécessaires qu’aujourd’hui. Un album-oeuvre, où chaque écoute renouvelle la promesse originelle du jazz : tout peut (re)commencer, à condition de savoir écouter autrement.

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