Jazz contemporain & hip-hop : collision, influence et métamorphose

05/11/2025

Quand les lignes bougent : l’improbable évidence

Dans l’imaginaire collectif, le jazz serait ce vieil arbre enraciné, et le hip-hop, une jeune pousse rebelle – deux mondes parallèles. Grave erreur. Depuis trente ans, ces deux musiques ne cessent de se percuter, d’échanger, de s'infuser. Et le jazz contemporain trouve aujourd’hui dans le hip-hop bien plus qu’une simple inspiration : un véritable carburant. Voici comment le hip-hop a nourri — et bouleversé — le jazz d’aujourd’hui, hors de tout folklore et loin du simple clin d’œil esthétique.

La première passerelle : samples, héritages et filiations

Tout commence avec un retour aux sources inattendu. Au cœur des années 80-90, le boom bap new-yorkais s’appuie sur des samples de jazz pour habiller les beats de la rue. A Tribe Called Quest, Gang Starr, The Roots ou Guru (notamment avec Jazzmatazz) intègrent dans le hip-hop la texture des pianos de Bill Evans ou les cuivres de Donald Byrd. Rien d’étonnant : pour la génération de Q-Tip et DJ Premier, le jazz fut la musique du salon familial. Une mémoire sonore urbaine.

  • Jazzmatazz Vol. 1 de Guru (1993) convoque Branford Marsalis, Donald Byrd ou Roy Ayers, inventant une nouvelle grammaire jazz/rap.
  • The Low End Theory (A Tribe Called Quest, 1991), où Ron Carter tient la contrebasse, marque un jalon fondateur : l’alchimie du jazz old school et du groove hip-hop.

Pourtant, dans ce flirt originel, le jazz n’était qu’une matière brute à découper, reconstituer, réapproprier. Le vrai bouleversement viendra plus tard : quand le jazz verra dans le hip-hop une voie de mutation.

1997 : la secousse Roots et la reconquête du live

Si le jazz a appris du hip-hop, c’est aussi parce que le hip-hop s’est mis à jouer en live. Au mitan des années 90, The Roots, pionniers de la scène de Philadelphie, font exploser les frontières imposées en s’appuyant sur un véritable groupe, articulant beatmaking et instruments acoustiques. La génération qui suit ne reverra plus l’improvisation et la notion de groupe de la même manière.

  • Le Montreux Jazz Festival accueille The Roots dès 1995. Même Miles Davis, à la fin de sa vie, intègre des scratchs et batteries électroniques à ses concerts (cf. son passage à Vienne en 1991, source : Le Monde du 8 juillet 1991).
  • L’émergence de collectifs tels que Soulquarians (Questlove, Erykah Badu, D’Angelo, Common…) redessine les contours d’un continuum jazz-soul-hip-hop.

Du beat au motif : mutations rythmiques et structures explosées

Ce que le hip-hop insuffle plus que tout, c’est une nouvelle manière de penser le rythme. La “mesure jazz” n’est plus sacro-sainte. Au Sud de Londres, à Los Angeles ou à Paris, les musiciens modernes se réapproprient l’art du beatmaking comme un langage d’improvisation. Fini les swing linéaires : place au jeu sur les subdivisions rythmiques, à la syncope cassée, influencée autant par J Dilla que par Elvin Jones.

  • Le producteur J Dilla (James Yancey), vénéré par tout un pan de la scène jazz (Robert Glasper, Chris Dave, Mark Guiliana…), popularise un “off-beat” nonchalant et granuleux. Le fameux "Dilla Time", concept analysé en détail dans le livre Dilla Time de Dan Charnas.
  • En 2015, Robert Glasper accorde cette confession à l’AFP : “J’ai passé autant de temps à écouter Herbie Hancock qu’A Tribe Called Quest : ce n’est plus incompatible.”
  • La basse de Thundercat, le jeu éclaté de Makaya McCraven ou de Moses Boyd, revisitent sans cesse les codes du bebop et du groove hip-hop.

Le jazz contemporain n’imite pas le hip-hop : il le digère, il l’intègre. Les structures à 32 mesures sautent. L’impro est traversée d’instants “loopés”, comme si le sampler hantait le piano ou la batterie.

Esthétiques croisées : production, textures, voix et attitude

L’apport du hip-hop ne se limite pas à la structure : il s’infiltre dans la couleur sonore et l’attitude. C’est la révolution de l’analogique imparfait, des textures sales, du spoken word qui déstabilise le “jazzman” puriste. La scène jazz mondiale s’est emparée de ces codes pour réaffirmer sa vitalité.

  • Les albums du saxophoniste Kamasi Washington (notamment The Epic, 2015) intègrent à la fois des MCs et une puissance orchestrale héritée du hip-hop symphonique (cf. interview dans Pitchfork).
  • La jeune scène londonienne (Shabaka Hutchings, Nubya Garcia) cite Flying Lotus ou Kendrick Lamar avant d’évoquer John Coltrane.
  • Le pianiste canadien BADBADNOTGOOD collabore directement avec MF Doom, Ghostface Killah, Tyler, the Creator. Les frontières s’effondrent : jazz et hip-hop se pensent en frères d’armes.

Le spoken word, la slam poetry et même une attitude frontale héritée du rap s’affirment désormais comme des formes naturelles de l’expression jazz. La voix ne raconte plus une histoire convenable, elle scande, elle invective, elle entre en dialogue avec l’instrument, comme chez Christian Scott aTunde Adjuah ou Ambrose Akinmusire avec “Origami Harvest”.

Économie et imaginaire : production, réseaux et do-it-yourself

En dehors du son, le hip-hop a aussi imposé au jazz une façon de penser l’autonomie et la circulation de la musique. Finis les disques produits dans les temples “prestigieux” du jazz. Place à la débrouille, à l’auto-production, à la circulation virale des projets sur Bandcamp, Instagram, Soundcloud.

  • En 2022, 38% des sorties jazz les plus streamées dans le monde provenaient de labels indépendants (étude MIDiA Research, source).
  • Le collectif New Yorkais Snarky Puppy ou le projet londonien Steam Down organisent des jams hebdomadaires, diffusées en direct, avec la logique communautaire du hip-hop et une économie du “pay what you want”.

L’ère du tutoriel YouTube, du concert filmé à l’iPhone, du single-livre-mp3 vendu sur Instagram : cette horizontalité vient à bout du rapport vertical maître/élève, star/disciple, jazzman/groupe. Le jazz contemporain nage dans la même piscine que le hip-hop : vivacité, adaptabilité, tollé face aux intermédiaires traditionnels.

Quand le jazz devient la bande-son d’une époque

Plus qu’un simple métissage, la rencontre du hip-hop et du jazz signe la montée en puissance d’un jazz qui parle au monde d’aujourd’hui. Impossible de ne pas citer le basculement majeur de 2015 : la sortie de To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar. Le disque, multi-récompensé et salué autant par la critique rock que jazz, convoque Robert Glasper, Kamasi Washington, Terrace Martin, et relance la question : qui fait quoi ? Où commence le jazz ? Où s’arrête le hip-hop ?

Depuis, la scène jazz américaine a vu ses ventes augmenter de 12% en vinyle (Nielsen Music Report 2015), notamment sur les 18-29 ans. Le jazz n’est plus cette réserve nostalgique pour vieux profs de conservatoire : c’est la nouvelle musique des clubs branchés, des raves engagées, des playlists des beatmakers. En France, l’onde de choc se propage : des collectifs comme The Synesthetic Society à Strasbourg ou les réunions improvisées du festival Jazz à la Villette programment aussi bien des rappeurs que des trompettistes sortis du CNSM.

Et pour la première fois depuis longtemps, c’est le jazz qui provoque à nouveau le débat : ni mort, ni au musée, mais vivace parce qu’imprévisible.

Quelques repères essentiels : albums et moments fondateurs

Un panorama, à compléter selon ses propres explorations :

  • Guru – Jazzmatazz Vol. 1 (1993)
  • A Tribe Called Quest – The Low End Theory (1991)
  • The Roots – Things Fall Apart (1999)
  • Robert Glasper – Black Radio (2012)
  • Kendrick Lamar – To Pimp A Butterfly (2015)
  • Kamasi Washington – The Epic (2015)
  • Nubya Garcia – Source (2020)
  • Makaya McCraven – Universal Beings (2018)
  • BADBADNOTGOOD – III (2014)

Le futur immédiat : mutation permanente et fausses questions

Ce n’est pas un simple rapprochement, ni une réconciliation après des décennies de séparation. Le jazz se transforme au contact du hip-hop, inverse les codes, subvertit les frontières. Doit-on encore parler de jazz “fusionné” ou “cross-over” ? Peut-être est-il temps de cesser de chercher le jazz pur, la filiation sans tache, le “vrai” son d’antan. Les musiciens de demain, qu’ils sortent des scènes de Chicago, Johannesburg, Lagos ou Paris, ont intégré la leçon du hip-hop : aucune musique ne s’interdit les chemins de traverse.

Pendant que certains s’arc-boutent sur la distinction passé/présent, la scène jazz bouillonne d’influences et d’aventures neuves – preuve vivante que le jazz, insoumis par nature, n’a jamais cessé d’être en avance sur son époque.

En savoir plus à ce sujet :