Au carrefour entre tradition et création : l’héritage historique dans le jazz contemporain

04/05/2025

Un passé qui ne disparaît jamais

Dans le jazz, chaque note, chaque improvisation porte en creux les stigmates de son histoire. Même les approches les plus avant-gardistes – qu’on pense au courant free jazz dans les années 1960 ou encore à l’hybridation actuelle avec le hip-hop – restent marquées par des racines qui refusent de s’effacer. Les musiciens de jazz modernes connaissent souvent sur le bout des doigts les répertoires de leurs prédécesseurs : ce bagage n’est pas une simple obligation académique, il est souvent l’étincelle derrière des créations inédites.

Un exemple frappant est celui de Kamasi Washington, figure emblématique du jazz actuel. Dans son album The Epic (2015), il puise autant dans l’énergie coltranienne que dans les harmonies du gospel ou les orchestrations hollywoodiennes. Cet hommage constant au passé donne à ses œuvres une profondeur particulière, tout en les propulsant dans une narration qui parle d’aujourd’hui.

Les styles historiques : une boîte à outils pour réinventer

Pour comprendre l’influence des styles historiques, il suffit de se plonger dans les mécanismes créatifs du jazz contemporain. Voici un aperçu de trois « outils » tirés de l’histoire du jazz qui se retrouvent régulièrement dans les musiques d’aujourd’hui :

1. L’improvisation comme langage universel

L’héritage le plus immédiat provient sans doute de l’improvisation. Dès ses débuts, le jazz s’est défini par cette capacité à abolir les frontières entre l’écrit et l’instant. Aujourd’hui, on retrouve cette pratique dans des contextes très divers : que ce soit chez un groupe comme Sons of Kemet, dont les grooves lourds dialoguent avec des improvisations de cuivres abrasives, ou dans l’électro-jazz cérébral de Floating Points et Pharoah Sanders, qui repoussent les limites de ce que peut être l’interactivité musicale.

2. Les rythmiques afro-américaines revisitées

Le swing, ses polyrythmies et ses syncopes n’appartiennent pas qu’au passé. Ces structures rythmiques servent encore souvent de point de départ pour des artistes amateurs d’expérimentations. Makaya McCraven, par exemple, bâtit ses compositions sur des bases rythmiques issues du bop ou de la soul, qu’il déconstruit ensuite via des collages et des traitements électroniques. Les racines sont là, mais elles résonnent autrement, adaptées à nos paysages sonores contemporains.

3. Les mélodies du blues et du gospel

Impossible de parler d’héritage sans évoquer ces deux piliers. Là encore, l’influence persiste, mais se transforme. Écoutez un saxophoniste comme James Brandon Lewis : ses phrases bluesy ne cherchent pas à imiter une figure comme Ornette Coleman, mais à prolonger cette énergie en dialoguant avec des éléments plus actuels – qu’ils viennent du spoken word ou de l’univers du rock.

Les tensions entre conservatisme et nouveauté

Là où le bât blesse, c’est lorsque cet héritage se rigidifie en dogme. Le jazz n’a pas toujours su conjuguer son passé avec son avenir : on observe encore aujourd’hui un fossé entre les conservatoires où le swing et le bebop dominent l’apprentissage, et les scènes indépendantes où s’inventent d’autres dialogues musicaux. Cette tension alimente parfois un discours puriste, opposé à ceux qui croisent le jazz avec des musiques urbaines ou électroniques.

En 2011, le pianiste Robert Glasper, en pleine ascension avec son album Black Radio, déclarait dans le New York Times : « Le jazz est toujours défini par des personnes âgées mortes depuis longtemps. Cela n’a aucun sens. Pourquoi ce que nous jouons ne serait pas du jazz ? ». Une provoque salutaire pour un genre qui, bien que vivant, peine à séduire de nouveaux publics quand il reste enfermé dans un discours passéiste.

Des influences planétaires : quand le jazz voyage

Le jazz du XXIᵉ siècle ne se nourrit pas uniquement de son propre passé. La globalisation des musiques a vu émerger des propositions incroyablement métissées, où l’héritage jazzistique sert de base à des créations profondément hybrides. C’est là que des styles historiques comme le swing et le bop prennent un nouvel envol.

Des projets comme celui d’Avishai Cohen (la contrebasse, pas le trompettiste !) mélangent les traditions orientales et hébraïques avec l’improvisation héritée du grand jazz. De l’autre côté de la planète, sur la scène londonienne, on trouve des artistes comme Shabaka Hutchings, qui fusionnent rythmiques afro-caribéennes et structures jazz en ramenant l’écoute aux racines africaines de la musique. Ces dialogues s’inscrivent dans une continuité historique tout en illustrant la capacité du jazz à absorber une infinité de couleurs extérieures.

L’histoire comme force d’inventivité

Un point clé est que ces références historiques ne sont plus envisagées comme une fin en soi, mais comme un tremplin. Des artistes comme Esperanza Spalding, en embrassant autant le jazz traditionnel que des formes avant-gardistes ou pop, montrent qu’on peut honorer l’histoire sans tomber dans l’imitation.

Car c’est bien là tout l’enjeu du jazz aujourd’hui : être à la fois référentiel et révolutionnaire. Miles Davis l’avait compris mieux que quiconque : chaque retour en arrière n’a de sens que s’il permet de mieux aller de l’avant. En ce sens, le jazz contemporain reste fidèle à l’esprit de ses pionniers. Mais sa force réside dans le souci constant de dépasser les cadres qu’ils ont tracés.

Kamasi Washington sur scène

Vers un futur où le jazz évolue encore

Alors, quelle est l’influence des styles historiques dans le jazz d’aujourd’hui ? Elle est partout, mais elle n’est plus systématique. Les bases du swing, du blues, des expérimentations bop ou free ne sont pas des entraves : elles sont des ressources. Dans les mains de musiciens inspirés, ces références se transforment, se recombinent, se déconstruisent. Le jazz devient une matière vivante où l’histoire dialogue sans cesse avec les avenirs possibles.

Cet équilibre subtil est la clé de la vitalité du jazz contemporain. Il vit dans cet entre-deux, où l’on peut aussi bien honorer un héritage séculaire que questionner sa pertinence pour des oreilles de plus en plus connectées à des esthétiques variées. En un mot, le jazz est tout sauf figé. Et pour les auditeurs curieux, c’est une promesse d’aventure sonore qui ne faiblira jamais.

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