Dialogue avec le hip-hop : rythmes, samples et flow
Le croisement entre jazz et hip-hop n’est plus un phénomène marginal mais un moteur esthétique. Depuis les premières incursions de Guru (Jazzmatazz) dans les années 90, jusqu’aux succès récents de Kamasi Washington, Robert Glasper ou Makaya McCraven, la boucle jazz-rap ne cesse de s’enrichir. Un chiffre marquant : en 2022, le Grammy du meilleur album jazz contemporain a récompensé Robert Glasper pour Black Radio III, un disque où la rythmique hip-hop irrigue chaque compo et où le spoken word remplace parfois les chorus à l’ancienne (Grammy.com).
- Sampling/beatmaking : nombre de jeunes jazzmen se réapproprient les outils du hip-hop, à l’image d’Alfa Mist ou de BADBADNOTGOOD.
- Rythmiques déconstructurées : Ashley Henry ou Christian Scott fusionnent breakbeat, groove hip-hop et swing, brouillant les repères traditionnels.
- Narration/poésie urbaine : les scats font place au spoken word, héritage des poètes de la Beat Generation mais actualisé façon rap.
La frontière est poreuse au point que Kendrick Lamar a intégré des musiciens de jazz (Kamasi Washington, Ambrose Akinmusire) pour l’album To Pimp a Butterfly (2015) – couronné par le Pulitzer, symbole fort du décloisonnement actuel.
L’électronique : textures, glitch et modulations
Ici, le jazz avance sous les radars des machines. Ambiant, IDM ou house, les influences électroniques infusent chaque recoin des projets de la nouvelle garde. Derrière le phénomène, une mutation des outils : laptops, synthétiseurs modulaires et workstations côtoient saxos et contrebasses. Au Festival Mutek Montréal (2023), plus de 30% des artistes programmés dans la section « live-jazz » utilisaient un set up hybride, mêlant improvisation instrumentale et boucle électronique (Mutek).
- Effets et sound design : Portico Quartet joue avec delays, reverb et pédales d’effets façon Pink Floyd, brouillant la source acoustique.
- Beatmaking live : Yussef Dayes sample sa batterie à la volée, injecte du granulaire et du glitch sans perdre le groove.
- Structures non-linéaires : The Comet Is Coming, GoGo Penguin ou Shabaka Hutchings s’affranchissent de la forme « thème-solos-thème » pour proposer des climats immersifs dignes des grands tracks chill-out.
Le jazz électronique pousse même la transgression jusqu’à flirter avec la culture club – à Londres, Berlin, Tokyo, les jam sessions cohabitent avec les DJ sets, abolissant la distinction sacro-sainte entre « concert » et « dancefloor ».
Musiques du monde : polyrythmies et sons inouïs
Le jazz, planétaire dès ses origines, n’a jamais reculé devant l’exotisme ni la syncope lointaine. Mais l’ère post-internet démultiplie la vitesse et la densité des échanges. Résultat : les jeunes musiciens digèrent influences africaines, indiennes, caribéennes voire balkaniques dans une explosion de couleurs. Le Montreux Jazz Festival estime que plus de 40% des groupes invités dans sa sélection « Jazz Lab » 2022 proposaient des dialogues transcontinentaux ouverts (Montreux Jazz Festival).
- Afro-beat & Ethio-jazz : Nubya Garcia, Antibalas ou Kokoroko célèbrent la transe groove héritée de Fela Kuti ou Mulatu Astatke.
- Jazz d’Orient : Ibrahim Maalouf intègre la trompette à quart de ton pour phagocyter maqâms, marches ottomanes, et rythmes maghrébins. D’autres revisitent le jazz manouche sous influence arabo-andalouse.
- Inde et Asie : Shakti (John McLaughlin et Zakir Hussain), Arun Ghosh, ou encore le trio japonais Soil & « Pimp » Sessions croisent raga, tablas, shakuhachi et groove post-bop.
Cette ouverture radicale fait émerger de nouvelles métriques, harmonies et couleurs instrumentales, élargissant la palette d’expression du jazz à des territoires inconnus des aînés.
Rock, punk et néo-classique : intrusions rebelles ou raffinements expressifs
L’idée n’est pas neuve (rappelez-vous l’explosion du jazz fusion dans les années 70-80 avec Miles Davis, Herbie Hancock, Weather Report…), mais la résonance actuelle est sans précédent. La transversalité est omniprésente :
- Guitares saturées et énergie abrasive : Sons Of Kemet, Moon Hooch, ou Julian Lage revisitent la puissance du riff heavy sans sombrer dans la caricature.
- Rugosité punk : Shabaka Hutchings ou les New Yorkais du collectif Onyx Collective n’ont pas peur du chaos ni des déflagrations électriques.
- Mélanges avec la musique contemporaine : Vijay Iyer tisse des liens subtils entre la musique répétitive de Steve Reich et le jazz modal, tandis qu’Enrico Pieranunzi s’inspire de Bartók dans sa gestion du motif.
Résultat : des trajectoires hybrides, parfois explosives, capables de séduire autant de fans de Radiohead que de Coltrane – preuve s’il en fallait que le jazz n’a rien perdu de son pouvoir de subversion.