Où le jazz explose ses frontières : alliances marquantes entre jazzmen et explorateurs sonores américains

09/09/2025

Un monde analogue pour des esprits mutants : jazz et électronique mains dans la main

Si l’histoire officielle du jazz américain persiste à cantonner la “modernité” à l’arrivée de l’amplification ou du synthé cheap au détour des années 70, elle occulte que certains musiciens n'avaient pas attendu le branchage électrique pour dialoguer avec la technologie. Les collaborations avec les pionniers de l’expérimentation électronique offrent un laboratoire foisonnant dès les années 1950-60 — bien avant que le mot “fusion” n’envahisse les bacs.

  • Le grand saut de Miles Davis avec Paul Buckmaster : Si Bitches Brew (1970) a marqué la planète jazz-rock, c’est bien le partenariat de Miles avec l’arrangeur britannique Paul Buckmaster (oui, le même qui travaillait avec Bowie) qui clarifie la meilleure alchimie entre esthétique jazz et sound design orchestral. Sur On the Corner (1972), il fusionne funk, spatialisation électronique et bruitiste, donnant à la machine et à l’impro un dialogue inédit. Des beats découpés au scalpel et une saturation jamais entendue dans le jazz mainstream de l’époque. Source : The Guardian
  • Herbie Hancock et Patrick Gleeson – passage à la cybernétique : Dès Crossings (1972) et le mythique Sextant (1973), Hancock invite le compositeur de musique électronique Patrick Gleeson qui triture le Moog en temps réel — pas de séquence, du live pur. Le Rhodes est trituré, les lignes se fondent dans des textures inédites ; on n’entend pas un simple “synthé” dans la maison du jazz, mais la fusion organique d’un cerveau collectif. Gleeson apporte à Hancock une approche presque "stockhausenienne" de l'arrangement en temps réel. Source : Red Bull Music Academy
  • Andrew Cyrille et le studio de l’expérimentation : Pour l’album Dialogue of the Drums (1974) avec Milford Graves, Andrew Cyrille expérimente avec les enregistrements multipiste, utilisant overlays et manipulations de bandes pour projeter la percussion dans l’espace stéréophonique. Là encore, la technologie n’annihile pas l’humain, elle ouvre le jazz à l’immersion bruitiste.

Rencontres avec l’avant-garde : improvisation totale et sons inouïs

Le jazz bouillonne toujours, mais à ses marges, sa rencontre avec d’autres territoires sonores est un immense terrain d’expérimentation. C’est dans les années 60-80, celles où l’avant-garde bouscule tout sur son passage, que les échanges avec les compositeurs radicaux font le plus d’étincelles.

John Zorn, architecte des carrefours impossibles

  • Naked City : Dans la lignée de la No Wave new-yorkaise, Zorn réunit jazzmen, punks, bruitistes et compositeurs contemporains (influences directes de Cage, Varèse ou Berio). Le sax larsenise, Bill Frisell (guitare) et Fred Frith (basse) télescopent le langage du rock bruitiste à la désintégration jazz. Albums clef : Naked City (1990), un ouragan sonore où la forme même du morceau explose. Pour Zorn, collaborer c’est aussi exploser les hiérarchies : chaque instrumentiste vient d’un autre monde, et aucun style n’a le dernier mot. Pitchfork
  • Masada et la Jewish avant-garde : Dans les années 90, Zorn invite à sa table Mark Feldman, Dave Douglas, Joey Baron… Le kletzmer y rencontre l’impro radicale et l’imparfait, avec comme complice l’association new-yorkaise The Stone, véritable laboratoire de la scène d’avant-garde. Plus d’une centaine d’albums sont nés des ramifications de Masada et The Stone. NY Times

Cecil Taylor et l’irruption de l’ombre sonore

  • Cecil Taylor & Tony Oxley : Lorsque le pianiste atomise la grammaire jazz déjà dans les années 60, puis convie dans les 80s-2000s les batteurs “live electronics” comme Tony Oxley ou Paul Lovens, il transforme le duo batterie/piano en bête hybride, alliée des textures électroniques et du free le plus cinématographique. Le concert du Berlin Free Jazz Meeting (1988) est un monument d’extase bruitiste et de risque total.
  • Collaborations avec les musiques contemporaines : Taylor se produira souvent avec des membres du collectif Musica Elettronica Viva (Frederic Rzewski, Alvin Curran) dans la sphère new-yorkaise et européenne. Des échanges gorgés d’imprévu où la “composition instantanée” prime (voir France Musique).

— Quand la scène jazz s’allie aux magiciens du sonore : quelques jalons et raretés

Le jazz n’a pas toujours croisé la route de l’expérimentation dans le giron universitaire ou des cercles savants. Quelques artistes électrons libres ont provoqué des collaborations inattendues, dont les traces perdurent dans des enregistrements cultes… ou étrangement méconnus.

  • Anthony Braxton et Richard Teitelbaum : Braxton, saxophoniste et compositeur cultissime de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), s’allie au spécialiste du synthétiseur et de la musique informatique Richard Teitelbaum (Time Zones, 1976). On y entend la computer music s’infiltrer dans l’improvisation multidirectionnelle, un ballet de codes et de souffles. Les algorithmes modulent le son de Braxton en temps réel, à l’époque où l’informatique tient dans une pièce entière.
  • Roscoe Mitchell & Pauline Oliveros : Figure du Art Ensemble of Chicago, Mitchell collabore tardivement avec la pionnière de la “deep listening” sur scène (Ann Arbor, 2015), alliant saxophones hyperamplifiés et drones résurgents d’accordéon et d’électronique. La forme étirée, lente, magnétise littéralement les textures, leur permettant de respirer dans la durée.
  • Bill Laswell : le trait d’union radical. Bassiste shape-shifter, Laswell fait trembler le jazz mainstream en réconciliant free improvisation (avec Sonny Sharrock, Pharoah Sanders ou Henry Threadgill) et expérimentations dub/noise/ambient. Son label Axiom reste le laboratoire rêvé où jazzmen et électroacousticiens (Jon Hassell, Buckethead ou Zakir Hussain) métissent leurs inventions.

Institutions, labels, festivals : accélérateurs de collisions

Certaines institutions ont joué un rôle décisif pour l’hybridation jazz et expérimental. Impossible de comprendre ces mutations sans leur donner la lumière :

  • Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) : Créée à Chicago en 1965 et toujours active, l’AACM a offert un espace inédit, autant pour la communauté afro-américaine que pour les partisans de l’expérimentation. Anthony Braxton, Art Ensemble of Chicago, Muhal Richard Abrams ont tous tissé des dialogues avec l’électronique DIY et la musique contemporaine savante.
  • Columbia-Princeton Electronic Music Center : Dès 1959, le tout premier studio universitaire américain dédié à la musique électronique. Y passent John Cage, Edgard Varèse, puis des jazzmen comme Oliver Lake ou Teo Macero (le producteur d’avant-garde chez Miles Davis) – pierre angulaire pour les possibles.
  • Downtown Scene NYC & le label Tzadik : La scène émergente du Lower East Side dans les années 80-90, portée par John Zorn, Marc Ribot ou Ikue Mori, a ouvert la porte à un dialogue permanent entre jazz, bruitisme, performance et musiques extrêmes, cristallisé par des centaines de projets sur Tzadik.
  • Festivals comme Big Ears (Knoxville) ou Vision Festival (NYC) : Véritables carrefours où chaque nouvelle édition réunit figures historiques du jazz, inventeurs d’objets sonores, comètes électroniques, musiciens noise, etc.

Anecdotes et dernières métamorphoses : frontières abolies

  • Archie Shepp & le feedback : Lors d’un concert à Amherst College en 1979, Shepp invite le guitariste expérimental Fred Frith. Pour la première fois, l’utilisation volontaire du feedback de guitare dans une improvisation de jazz laisse le public pantois – preuve que le jazz aime l’irruption de l’accidentel.
  • Esperanza Spalding & Geri Allen avec Wayne Shorter et Danilo Perez, 2012 : Lors d’une session enregistrée pour NPR, Spalding et Allen manipulent des samples live et des traitements sonores pour prolonger la ligne du quartet vers une sorte de “groove spectral”, tissant passé et futur dans la même performance.

Si aujourd’hui, la technologie va à une vitesse qui donne parfois le tournis, la manière dont le jazz américain a continuellement fait place à l’expérimentation, en dialoguant sans hiérarchie avec pionniers électroniques ou compositeurs “hors cadre”, donne à cette musique une vitalité jamais démentie. Les frontières n’y sont jamais fixées pour longtemps, et chaque projet transcende la routine, quitte à déplaire aux gardiens du temple. Le jazz, incorrigiblement, préfère la prise de risque au confort. Et si demain, la plus grande collaboration n’était pas encore à inventer dans un studio anonyme, sous un nom qu’aucun critique ne sait (encore) prononcer ?

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