Quand le jazz explose ses frontières : instruments mutants et aventures sonores depuis 1960

22/09/2025

La grande évasion sonore : jazz, instruments et prise de risque

Rien n’évoque mieux le jazz que l’invention en temps réel. Mais il y a improviser et faire muter les outils-mêmes de l’improvisation. Dès les années 1960, une frange d’artistes refuse que trompette, piano ou saxophone fonctionnent comme avant. Rejetant le purisme, ils en font des laboratoires. Résultat : ces expériences instrumentales ouvriront des brèches où s’engouffreront les musiques expérimentales, du free jazz new-yorkais aux mutations électroniques mondiales.

Ce saut créatif ne sort pas de nulle part. Alors que le bebop poussait les limites harmoniques dans les années 40, la décennie 60, elle, abat les murs entre styles et fait exploser les carcans sonores : amplification, objets détournés, bruits, extensions vocales, hybridations technologiques… Un terrain de jeu foisonnant, qui fait du jazz le moteur d’une révolution des sens.

L’explosion du free jazz : instruments libérés, formes éclatées

Impossible d’évoquer l’irruption de l’expérimentation instrumentale sans citer le séisme du free jazz à New York autour de 1960. Initié par des figures comme Ornette Coleman, Cecil Taylor, Albert Ayler ou John Coltrane période tardive, le free jazz refuse tout : débit régulier de la batterie, harmonie classique, technique standard. Mais surtout, il détruit le mythe de l’instrument neutre.

  • Saxophone en feu : Coltrane déroute avec des suraigus suraigus, des harmoniques crues. Pharoah Sanders, enragé, crie dans son bec, souffle, percute l’instrument ; ses prestations au sein du Coltrane Quartet (1965-67) restent légendaires pour leur violence sonore.
  • Piano décomposé : Cecil Taylor traite le piano comme un masseur d’énergie, utilisant le bout des doigts, tout le poignet, le poing, jusqu’à martyriser le bloc-cordes (écouter l’album « Unit Structures » de 1966 pour s’en convaincre).
  • Batterie déchaînée : Sunny Murray ou Milford Graves renoncent au swing : cymbales, peaux et châssis deviennent générateurs de bruits, textures, ancrant le rythme ailleurs. Le batteur n’est plus “accompagnateur”, il devient créateur de matière.

Selon l’ouvrage de Val Wilmer (Serpent’s Tail, 1977), entre 1962 et 1967, pas moins de 27 albums rebaptisent la dimension de l’instrumentarium jazz. Ce mouvement attire à lui artistes et publics assoiffés d’inédit, des clubs new-yorkais à l’Europe, suscitant à la fois fascination et haine parmi les puristes (source : DownBeat Magazine, 1965-1970).

Quand la technologie s’en mêle : électroniques, amplis et bricolages

La décennie 1970 rompt avec les querelles localisées du free, en déclenchant une autre révolution : l’irruption de l’électronique et de l’amplification. Les innovations n’ont pas pour seul but de “faire plus fort”; elles “font autrement”.

  • Trompette transformée : Don Cherry et Miles Davis injectent delay, wah-wah et pédales d’effets dans la trompette. L’album (1970) fait école : sur ses sessions, jusqu’à quatre claviers électriques (Fender Rhodes, Hohner Clavinet, etc.) sont alignés. Miles, par l’intermédiaire de son ingénieur Teo Macero, casse le mythe de la prise unique en favorisant le “cut-up”, le collage en studio (source : Paul Tingen, , Billboard Books, 2001).
  • Guitares et basse électriques : John McLaughlin, Larry Coryell, puis plus tard Bill Frisell, explorent feed-back, loops, pédales fuzz, delays analogiques. La texture remplace l’arpège, la grammaire du rock est digérée et pervertie.
  • Enregistrements accusmatiques : Anthony Braxton et Bernard Parmegiani détournent les sons d’instruments acoustiques à travers la bande, l’échantillonnage ou la transformation logicielle (voir “For Alto”, 1969, solo saxophone multiplié, ou collaborations Braxton/IRCAM dans les années 80).

Cette hybridation démultipliera les possibilités texturales et formelles. Dès 1973, le projet Musica Elettronica Viva (MEV) pose sur la table synthétiseur EMS, amplis détournés, radio, oscillateurs de poche – les musiciens (Alvin Curran, Frederic Rzewski, Richard Teitelbaum) brouillent les pistes entre “composition” et “improvisation”. MEV ouvre la voie à ce qui deviendra la “creative music” new-yorkaise, puis la japonaise, la musique concrète rebelle et, plus tard, l’ambient expérimentale.

Étendre le champ de bataille : détournements, extensions et lutherie sauvage

Au-delà de l’électrification, c’est l’idée même d’instrument “classique” qui vacille. Les décennies 1970-1980 voient s’affirmer une génération obsédée par le détournement, la construction d’objets inouïs, ou même l’utilisation du corps comme instrument.

  • Objets trouvés et bric-à-brac sonore : Han Bennink (batteur néerlandais du label ICP) joue sur tout ce qui traîne : planches de bois, casseroles, valises, boîtes à clous. La scène hollandaise (Misha Mengelberg, Instant Composers Pool) développe la “lutherie maison”.
  • Prepared piano et manipulations : Le piano préparé (initié par John Cage, capté dans le jazz, entre autres, par Benoît Delbecq ou Sylvie Courvoisier) modifie mécaniquement sons, timbres, et microtonalités. Un simple jeu de vis, gommes ou fourchettes dans les cordes transforme la palette de l’instrument.
  • Corps et voix déformés : Phil Minton démultiplie les sons de gorge, souffle, cri, rit et pleure, abolissant la frontière chanteur/bruiteur. Maggie Nicols, Sainkho Namtchylak brouillent la notion de “voix jazz”.
  • Construction d’instruments nouveaux : Le saxographe (Michel Doneda), l’oud amplifié (Anouar Brahem), les dispositifs de cordes multiples (Fred Frith, Elliott Sharp) créent des sons hybrides, cassant définitivement le cadre académique.

Entre 1980 et 2000, la multiplication des festivals dédiés à la “musiques improvisées” témoigne de l’importance du mouvement : Musique Action (France, 1984), Total Music Meeting (Berlin), Festival Météo (Mulhouse, depuis 1983). Tous accueillent musiciens “hors cadre” et inventeurs, actant l’explosion des limites.

D’une avant-garde à l’autre : influences croisées, nouvelles hybridations

La circulation des idées se fait mondiale. Japon, Europe, scènes afro-américaines radicales… les innovations instrumentales résonnent dans des directions multiples.

  • Noise et minimalisme japonais : Otomo Yoshihide combine platines vinyle, guitares préparées, feedback et échantillonneurs au sein du collectif dès le début des années 90 (Pitchfork). La production bruitiste d’un Keiji Haino ou d’un Toshimaru Nakamura (no-input mixing board) prolonge cette logique hors jazz, mais la matrice reste dans l’expérimentation libre du jazz des 60’s.
  • Scène électronique : Le “Live Sampling” (Christian Marclay, ErikM, Matthew Herbert) brouille la frontière instrument/électronique. Le jazz n’est plus que notes, il est manipulation de traces, collisions temporelles.
  • Jazz et hip-hop : Depuis la fin des années 90, de nombreux beatmakers (Robert Glasper, Makaya McCraven, Flying Lotus) s’inspirent et prolongent la logique d’expérimentation instrumentale issue du jazz, en entrelaçant acoustique et production digitale (cf. , Jazz’s Widening Circle).

Aujourd’hui, impossible de baliser la galaxie expérimentale née des révolutions instrumentales jazz sans admettre qu’il s’agit d’un work in progress perpétuel. L’expérimentation se niche dans les interstices entre jazz, noise, musiques électroniques, tradition revisitée, activisme sonore… Quand le trompettiste Peter Evans place micro et logiciels au cœur de son Pavillon, il cite autant King Oliver que Stockhausen. Quand Eve Risser réinvente le piano de l’intérieur, elle écrit, sculpte, improvise, hacke – sans jamais s’immobiliser dans un format.

Repères, héritages et perspectives : écouter l’instrument autrement

Ce qui frappe, c’est que derrière chaque innovation instrumentale, il y a la quête d’une nouvelle écoute : placer le son avant la virtuosité, le risque avant la répétition, le dialogue plutôt que la hiérarchie. Le jazz aura été le point de départ d’une cascade d’aventures dont voici quelques axes phares :

  • Décalage esthétique - Renversement de la pyramide instrumentale (la batterie en avant, le sax en grain, la basse en textures, etc.)
  • Hybridations transgenres - Introduction de matériaux sonores issus d’autres univers (électronique, bruit, folklore, spoken word, etc.)
  • Democratisation des moyens - Le DIY, la récupération, la démultiplication des sources (instruments bon marché, détournements d’objets quotidiens)
  • Essor de la performance - L’instrument n'est plus seulement un outil musical mais devient un objet théâtral, sociologique, parfois politique

Le public d’aujourd’hui – mélomanes, curieux, artistes – n’hésite plus à franchir la frontière. Non, le jazz n’est pas mort dans un musée, il pulse, bifurque et invente au contact des musiques libres, prouvant que l’innovation n’est pas affaire de gadgets mais de vision. Comme l’écrivait Derek Bailey, grand improvisateur devant l’éternel : « »

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