Quand le jazz en Europe réinvente les codes

28/06/2025

1. Les pays scandinaves : la quête de l’espace et du silence

L'Europe du Nord – Suède, Norvège, Danemark, Finlande – est une référence incontournable lorsque l'on parle de jazz européen. Le nom d'ECM Records, label allemand fondé en 1969 mais largement associé aux musiciens nordiques, résonne comme une véritable révolution esthétique. Le pianiste suédois Jan Johansson, avec son projet Jazz på Svenska dans les années 1960, a ouvert la voie en fusionnant jazz et musique folklorique nordique. Plus tard, des figures telles que Jan Garbarek, saxophoniste norvégien au souffle éthéré, ou encore l’espiègle trio Esbjörn Svensson Trio (E.S.T.), ont dessiné l’imaginaire d’un jazz imprégné de silence et de paysages hivernaux.

Dans ces contrées, le jazz est marqué par une utilisation de l’espace sonore : moins chargé, plus contemplatif, il privilégie souvent les timbres doux, les mélodies épurées et les rythmiques subtiles. Cette quête d’atmosphères uniques s’intègre parfaitement au goût des pays scandinaves pour l’art minimaliste. Plus récemment, les artistes comme Nils Petter Molvær ou Bugge Wesseltoft ont ramené l’électronique dans cette esthétique nordique, ajoutant une nouvelle dimension à cet univers glacial et captivant.

2. L’Angleterre : une effervescence contemporaine

Le jazz britannique a récemment (re)conquis le monde grâce à une scène bouillonnante et féconde, portée par une jeune génération fascinée par le métissage. L’histoire du jazz en Angleterre n’a pourtant rien de nouveau. Dès les années 1950-60, des figures comme John Dankworth ou Ronnie Scott ont marqué une époque, tandis que les big bands donnaient une touche "British" au swing américain. Mais là où le jazz anglais tire son originalité, c’est dans sa faculté à hybrider les genres.

Dans les années 1980-90, des artistes comme Courtney Pine ou Andy Sheppard ont intégré des influences caribéennes, africaines et asiatiques. Aujourd’hui, la relève est assurée par des talents tels que Shabaka Hutchings, maître d’un jazz cosmique et militant, ou les groupes Sons of Kemet et Ezra Collective, qui mêlent grime, dub, afrobeat, et free jazz. Soutenue par des réseaux comme le label Brownswood Recordings, la scène londonienne insuffle une énergie sans complexe au jazz, à la croisée des cultures diasporiques et urbaines.

3. La France : entre élégance et mélodies populaires

La France est un pilier incontesté du jazz européen. Dès les années 1930, le jazz s'y installe grâce à Django Reinhardt et le jazz manouche, genre né de la rencontre improbable entre swing américain et chanson tsigane. Si, ensuite, le pays a vu passer les grandes icônes – souvent venues d'Amérique, de Sidney Bechet à Miles Davis –, il a aussi su affirmer sa propre voie.

Au-delà des clubs parisiens de la rive gauche, où Boris Vian contribuait à populariser le genre, le jazz français s’est enrichi de multiples influences. Aujourd’hui, des artistes comme Vincent Peirani, Emile Parisien ou Anne Paceo s'illustrent par leur faculté à naviguer entre les standards du répertoire et des explorations proches de la musique de chambre ou de l’expérimentation moderne. Tout cela fait de la France une terre où classicisme et avant-garde cohabitent avec élégance.

4. Les pays des Balkans : rythmes asymétriques et virtuosité

Peu de régions ont autant marqué le jazz contemporain que les Balkans. La particularité du jazz venu de cette région tient à son intégration des traditions musicales locales : polyrythmies complexes, modes mélodiques issus des chants traditionnels et des musiques ottomanes, sens de l’improvisation profondément ancré.

La Serbie et la Roumanie, par exemple, ont donné naissance à des musiciens virtuoses comme le guitariste Dusan Jevtovic ou le violoniste Alexandru Bălănescu, toujours à la frontière entre musique folklorique et jazz moderne. Sans oublier des figures comme Theodosii Spassov, le célèbre joueur de kaval (instrument traditionnel bulgare). Si vous écoutez les compositions d'un artiste comme Bojan Z (Bojan Zulfikarpašić), c’est une explosion de rythmiques impaires et d'harmonies savamment déconstruites que vous découvrez.

5. L’Allemagne : l’avant-garde structurée

Quand on pense à la contribution de l’Allemagne au jazz original, l’idée de modernité et d’avant-garde vient immédiatement à l’esprit. Dans les années 1960 et 1970, l’Allemagne a été le foyer d’un jazz expérimental porté par des figures comme Peter Brötzmann, prônant la radicalité du free jazz européen. Sa démarche brute et sans compromis, exprimée notamment dans son album marquant Machine Gun, reste un pilier des musiques improvisées extrêmes.

Mais le jazz allemand ne se résume pas à cette recherche abrasive. Des ensembles contemporains comme le Ensemble Resonanz ou l’Orchestre de Jazz de la Radio de Francfort démontrent une capacité à fusionner jazz, musique classique contemporaine, électroacoustique et influences diverses. Ce n’est pas un hasard si des événements comme le Moers Festival se tiennent en Allemagne : ils célèbrent tout un pan du jazz qui expérimente sans relâche.

Et ailleurs en Europe ? Vers une Europe toujours inventive

Le jazz européen ne s'arrête pas à ces territoires emblématiques. En Italie, par exemple, un pianiste comme Stefano Bollani allie virtuosité classique et mutinerie musicale. En Pologne, Tomasz Stańko a incarné pendant des décennies un jazz poétique et sombre, reflet des ambiances de l’Europe de l’Est. Dans des pays plus petits comme la Belgique, le Portugal ou l’Autriche, des artistes n’ont de cesse d’expérimenter, mêlant parfois jazz, rock, musique contemporaine et songes électroniques.

Le jazz en Europe est donc à la fois unitaire et pluriel : une mosaïque d’identités sonores, toutes reliées par une même intuition de liberté. Une liberté qui continue d’évoluer, nourrie par les traditions comme par les nouvelles technologies, et qui redessine constamment les contours des musiques du monde.

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