Mutations sonores : comment Pierre Henry et les compositeurs français ont bouleversé l’improvisation jazz en France

28/08/2025

À contre-courant des récits figés : rencontre au sommet de deux avant-gardes

Que reste-t-il, dans la fabrique du jazz français, de l’héritage concret de Pierre Henry, Luc Ferrari ou Pierre Schaeffer ? Dans une histoire trop souvent contée comme la collision de l’Amérique noire et d’un Paris rive gauche épris d’exotisme, la question de l’influence des pionniers de l’électroacoustique et de la musique contemporaine reste sous-estimée. Pourtant, si Miles Davis s’est enrichi de ses dialogues avec Pierre Boulez, c’est bien au cœur de l’Hexagone que s’est inventé un autre dialogue, moins documenté mais tout aussi fécond, entre compositeurs radicaux du son et improvisateurs avides de débordements.

Révolutions parallèles : la musique concrète, ou l’art de casser les cadres

Impulsée par Pierre Schaeffer dès 1948, la musique concrète s’affranchit du dogme de la partition pour se consacrer à la manipulation du son enregistré. Pierre Henry, plus que personne, fit de ce nouveau matériau un laboratoire de libertés brutes. Dès 1950, avec le (Henry/Schaeffer), il fracasse les frontières entre bruit, sons quotidiens et construction musicale. À une époque où le jazz en France joue encore les prolongements du swing, cette liberté iconoclaste fait l’effet d’un séisme souterrain.

  • 1950 : Première diffusion de la “Symphonie pour un homme seul” à l’École Normale de Musique de Paris.
  • 1958 : Pierre Henry fonde, avec Jean Baronnet, le premier studio privé de musique électronique en France.
  • 1967 : Création de (avec Maurice Béjart) : la musique concrète infiltre la culture pop et la danse.

Pour la première fois dans l’histoire de la musique hexagonale, la matière sonore n’est plus qu’une affaire de notes, mais de gestes, de textures, de frottements, d’accidents. Les improvisateurs auront tôt fait de capter ces signaux nouveaux : non plus répéter la grammaire, mais explorer l’accident, l'inattendu, l’organique – tout ce qui fait, aussi, la moelle vive du jazz.

Des passerelles inattendues : rencontres, complicités et expérimentations

Ce dialogue entre improvisation et composition expérimentale ne s’est pas fait en vase clos. Les années 60-70 sont un temps de croisements et de porosités, où les barrières entre genres explosent, nourries par un climat de contestation et l’avènement de nouveaux outils.

  • En 1966, Bernard Parmegiani, disciple de la GRM (Groupe de Recherches Musicales), collabore avec le saxophoniste Barney Wilen pour la bande-originale du film .
  • Jean-Louis Chautemps, saxophoniste free français, se frotte dès 1971 à l’électronique live sur scène, navigant entre Lars Gullin et les acousmates du GRM.
  • Le regretté André Jaume, clarinettiste et explorateur des confins du free, cite fréquemment Pierre Henry comme déclencheur de sa quête sonore hors des normes du jazz traditionnel.

Certes, la France n’est pas l’Amérique de Sun Ra ou d’Anthony Braxton, mais dans les studios du GRM comme dans les caves du quartier Montparnasse, on s’organise pour mélanger la fureur du free jazz, alors balbutiant, à cette autre école de l’écoute radicale. Pierre Henry n’improvise pas au sens jazzistique strict, mais il installe une liberté de forme, un art du montage, qui fascine Vitet, Portal, Texier, Lubat et tant d’autres artistes du loft français.

Texturer l’improvisation : sons, machines et outils hérités

Ce qui change tout, avec Henry et ses pairs, c’est la notion de matière sonore. Les outils issus de la recherche électroacoustique migrent vers le jazz dès la fin des années 70 et bouleversent la pratique du jeu improvisé :

  • Magnétophones Revox, delay tape, bandes bouclées : Dès les années 1975-80, des groupes comme ou propulsent le “live electronics” dans leurs dispositifs scéniques, sur les traces de leurs aînés concrets.
  • Synthétiseurs analogiques (EMS, ARP, Moog) : Quand Michel Portal publie (1976) ou quand le Workshop de Lyon expérimente avec la matière brute, l’ombre des techniques d’Henry plane sur la manipulation en temps réel des sons non tempérés.
  • Transformation directe d’instruments : On pense à la flûte de Bernard Lubat, truffée de micros et de pédales, ou aux saxophones préparés de Jean-Marc Foussat, issus de la tradition concrète du “faire sonner” avant de “jouer juste”.

Au-delà des outils, c’est tout un état d’esprit qui transpose l’expérimentation concrète sur le terrain du jazz : on sample sur cassette, on coupe, on remonte, on “trait” du saxophone comme on ferait d’un vinyle, souvent en direct. Cette hybridation, remarquée lors du festival Musica de Strasbourg dès 1985, a été saluée par comme un “accident de la modernité française” (source : n°340, 1985).

Déconstruire le récit, élargir l’écoute : une influence esthétique et politique

S’il fallait résumer l’apport de Pierre Henry aux improvisateurs français, ce serait sans doute l’ouverture d’une double brèche : esthétique (par la déconstruction de la forme), mais aussi politique (par la désacralisation du “grand art”).

  • La mise en avant du bruit, du geste, des sons impurs : autant de notions longtemps méprisées dans la tradition académique, et qui deviennent terrains de jeu pour les improvisateurs.
  • La défiance envers la hiérarchie des styles et des savoirs : la scène improvisée, à l’instar des compositeurs concrets, fait fi des codes, préférant la surprise à la reproduction du “beau” sonore.

Ce sont les festivals comme à Nancy (créé en 1984) ou en région parisienne qui ont, dès les années 80, incarné ce décloisonnement. Pierre Henry, invité dès 1991 à jouer avec des musiciens de la scène improvisée, déclara alors au : “Peu importe d’où viennent les sons, seuls comptent le choc, la rencontre et le renouvellement.”

Des héritages, des prolongements, des tâtonnements

L’influence de Pierre Henry sur le jazz hexagonal ne se met pas en équation. Elle s’incarne dans le geste, la volonté farouche d’élargir les frontières du genre, la tentation du risque plutôt que l’assagissement du répertoire. Aujourd'hui, cette filiation est revivifiée par toute une génération :

  • Lisa Cat-Berro sample, détourne, “brouille” ses saxophones en direct.
  • Julien Desprez, guitariste et bidouilleur, place les pédales et les larsens au cœur de l’improvisation, revendiquant les “mains sales” d’Henry.
  • Thomas de Pourquery avec Supersonic, n’hésite pas à monter des pans entiers de ses morceaux comme un collage à la Pierre Schaeffer.

Le bruit, le montage, l’écoute active, la fascination pour le matériau brut, loin des notes confortables, tout cela irrigue la scène improvisée actuelle – du festival Sons d’Hiver au réseau Jazz Migration (source : France Musique).

De l’expérimental à la pop, une ouverture sans retour

La France se plaît à regarder ses jazzmen comme les descendants chics de Django et Boris Vian. Mais l’aventure souterraine lancée par Pierre Henry et l’école concrète a, au fil des décennies, contaminé bien au-delà du free, de l’avant-garde, ou même du jazz : la pop, l’électronique, le hip-hop made in France (on pense à Supa-Jay ou Ledeunff de Hocus Pocus qui citent Henry comme influence) en portent aujourd’hui la trace.

Comme ces musiciens, la meilleure manière de saluer l’héritage de Pierre Henry n’est pas de reproduire ses gestes – mais d’inventer de nouveaux accidents et d’oser l’inattendu. Il faudrait accueillir, chaque fois qu’un bruit interrompt la promesse du swing, la possibilité d’une autre aventure. Tant que la scène improvisée saura s’engouffrer dans ces brèches ouvertes concret et jazz, l’héritage de Pierre Henry restera matière vivante.

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