Les années 1970 : la révolution permanente du jazz

01/05/2025

L'âge d'or de la fusion : Quand le jazz dialoguait avec l'électricité

Les années 1970 sont indissociables de l'émergence du jazz fusion, une révolution qui a vu le genre tendre la main au rock, au funk et à la musique électronique. Si le jazz s'était déjà ouvert à d'autres traditions – on pense au bebop puis au hard bop qui flirtaient avec le blues et le gospel –, la fusion des seventies a repoussé ces croisements bien plus loin.

Le disque charnière dans cette histoire est sans aucun doute "Bitches Brew" de Miles Davis, sorti en 1970. Avec ce double album, Miles a introduit des instruments électriques (pianos Fender Rhodes, guitares amplifiées) et des plages improvisées d'une ampleur inédite. Plus qu'une rupture, "Bitches Brew" a tracé une voie ouverte qui sera suivie par des figures majeures : le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin, Weather Report avec Joe Zawinul et Wayne Shorter, ou encore Herbie Hancock avec ses albums "Head Hunters" et "Thrust".

Cette hybridation n'a pas seulement donné un souffle nouveau au jazz : elle a fait exploser son public. Des groupes de jazz fusion remplissaient des salles habituellement consacrées au rock. "Head Hunters" de Herbie Hancock, par exemple, est devenu un des albums de jazz les plus vendus de l'histoire, avec plus d'un million d'exemplaires écoulés.

Le free jazz se politise : quand la musique devient contestation

En parallèle de cette ouverture aux musiques populaires, les années 1970 furent l'occasion pour le free jazz de s'affirmer comme un espace de contestation politique. Initié dans les années 1960 avec des figures comme Ornette Coleman et John Coltrane, le free jazz a trouvé dans les seventies un terrain d'expression lié aux luttes des droits civiques et aux revendications identitaires.

Des artistes comme Pharoah Sanders, Archie Shepp, ou encore le collectif Art Ensemble of Chicago ont porté un jazz radical, souvent associé à la lutte des Afro-Américains. C'est une décennie où albums et performances scéniques sont devenus des espaces de prise de parole autant que d'expérimentation sonore. Qui peut oublier le souffle spirituel et habité de "The Creator Has a Master Plan" de Pharoah Sanders, ou l'album-manifeste "Attica Blues" d'Archie Shepp, directement inspiré de la révolte de la prison d'Attica ?

Le free jazz ne cherchait pas seulement à faire tomber les barrières musicales ; il remettait aussi en cause les structures mêmes de l'industrie culturelle. Des collectifs indépendants comme le Black Artists Group ou l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) à Chicago ont permis aux musiciens de s'affranchir de la tutelle des majors, inventant des circuits alternatifs.

L’influence des musiques du monde : un jazz planétaire

Autre grande révolution des années 1970 : l’ouverture du jazz aux musiques du monde. Certes, cette curiosité n’était pas neuve – Duke Ellington s'était déjà inspiré de tonalités africaines ou asiatiques dans les décennies précédentes – mais les années 1970 ont vu cette démarche s'intensifier de manière inédite.

Dans cette veine, l’instrumentiste Don Cherry a joué un rôle essentiel. Armé de sa trompette, mais aussi d'instruments traditionnels glanés au fil de ses voyages, il a fusionné librement jazz, musiques africaines, asiatiques et sud-américaines. Son album "Brown Rice" (1975) reste un monument de cette fusion globale, où sitar et percussions indiennes côtoient groove hypnotique.

De l’autre côté de l’Atlantique, on assiste aussi à une émergence de voix européennes incarnant cette vision ouverte. Le Norvégien Jan Garbarek, par exemple, a contribué à définir ce qu’on appelle aujourd'hui l’ECM sound, un jazz minimaliste et contemplatif puisant parfois dans les musiques folkloriques scandinaves. Des labels comme ECM, dirigé par Manfred Eicher, ont joué un rôle clé dans la diffusion de ce jazz où l'espace sonore – et même le silence – devenait aussi important que les notes.

Vers un jazz indépendant : la révolution des labels et la scène underground

La période des années 1970 n’a pas seulement vu de nouvelles sonorités émerger ; elle a aussi bouleversé les modes de production et de distribution musicale. Les majors continuaient certes à dominer une grande partie du marché, mais toute une nébuleuse de labels indépendants s'est définie pendant cette décennie.

On peut citer, en premier lieu, le label Impulse! qui, bien qu'associé aux années 1960 et au free jazz, a continué à produire des œuvres audacieuses dans les années 1970. Mais de nouveaux venus comme Black Jazz Records, dirigé par Gene Russell, ont aussi marqué les esprits avec des artistes comme Doug Carn et le pianiste Walter Bishop Jr., qui mêlaient spiritualité, influences soul et aspirations révolutionnaires.

Dans cette effervescence, on observe une scène underground vivante, portée par des festivals alternatifs, des petites scènes locales, et des artistes désireux de garder leur indépendance. À titre d'exemple, la mouvance loft jazz à New York, menée par des figures comme Sam Rivers, a permis au jazz de s'épanouir loin des contraintes commerciales.

Pourquoi cette ère reste-t-elle incontournable aujourd’hui ?

Regarder les années 1970, c’est comprendre que le jazz a cessé d’être un genre en vase clos. Il est devenu un espace de liberté totale, toujours ouvert à de nouvelles influences, qu’elles soient électriques, politiques ou planétaires. Cette décennie a aussi démontré que le jazz pouvait relever le défi de rester pertinent dans un monde musical où rock, funk et disco dominaient.

Aujourd’hui, on en entend les échos partout. Chez un artiste comme Kamasi Washington, qui mêle groove martelé et magnificence orchestrale. Chez les Européens de Portico Quartet, avec leur jazz électronique climatisé. Ou encore dans les scènes afro-futuristes portées par Shabaka Hutchings et ses nombreux projets. Tous, à leur manière, marchent dans les traces des pionniers des seventies.

Plus encore, ces années restent une source d’inspiration pour leur audace et leur liberté. En explorant les frontières entre les genres musicaux, les jazzmen des années 1970 nous rappellent une leçon essentielle : le jazz n’a pas de limites. Et tant qu’il refusera d’en avoir, il continuera à écrire son histoire avec éclat.

En savoir plus à ce sujet :